–Mais à quoi nous servent les animaux ?
–Pour la viande et les gants, et aussi les bonnets en peau de lapin pour avoir chaud l'hiver, quand on va à l'école.
(p. 193)
Les porcelets étaient en effet mignons et il voulait les voir. Quel enfant n'aimerait pas regarder les petits cochons ?
Pourtant, quelqu’un lui avait dit que Lénine non plus n’écrivait pas bien. Sauf que Lénine n’oubliait pas de lettres, et quand il était petit, il écrivait bien et incliné sur la droite, avec toutes les lettres égales et ce n’est qu’après avoir fait la Révolution et être resté en prison que son écriture s’est gâchée et qu’il a commencé à mal écrire, car il devait écrire vite et beaucoup pour sauver les gens pauvres. Sasha avait hâte de grandir, pour aller en prison et pour avoir lui aussi le droit d’écrire mal.
Les rues de Moscou sont très larges. Cela laissait amplement le temps à Karlic de faire les poches à sa victime, de lui voler son argent, son téléphone, sa montre, ses bijoux. Les revenus de Karlic devenaient colossaux autant qu’imprévisibles. Son habileté à détrousser les bonnes âmes lui valut une réputation de karmantchik. Cette branche du métier de voleur jouit toujours d’un grand respect dans le monde interlope. On dit que pour être karmantchik il faut avoir le don. Il n’est pas facile de regarder quelqu’un dans les yeux tout en lui vidant les poches. Pour ça, il faut avoir un cœur de pierre ou ne pas en avoir du tout. On pouvait dire de Karlic qu’il n’en avait pas du tout.
À cette époque, l’alcool industriel faisait de nombreuses victimes, car Gorbatchev avait interdit la boisson. Il était parfaitement clair que le moniteur n’épouserait pas Eleonora. Mais il lui proposa de l’aider à avorter. Les avortements étaient semi-légaux, surtout quand il s’agissait de mineures. Pour plus de sûreté, le moniteur la mena dans un village où une vieille femme opérait depuis la guerre. À l’époque, les jeunes veuves de soldats tombés au combat se faisaient avorter par des vieilles pour sauver leur honneur. Ces babas étaient comme des apôtres de la mort envoyés sur terre par Satan en personne.
Parce que ces Italiens, ils se marient quand ils sont vieux, pas comme chez nous, et ils vous acceptent même si vous êtes plus vierge. Combien de femmes de chez nous ont quitté leur homme et se sont mariées là-bas ! Je sais pas, elle a dû se marier ; enfin c’est ce que je me dis… Voilà, c’est moi qui lui ai dit quoi faire avec l’enfant. Quand elle était sur le point d’accoucher, je l’ai emmenée dans de la famille que j’ai à Tiraspol. Là-bas, elle a accouché et elle y a passé peut-être deux mois. Mais dans le village j’ai raconté qu’elle s’était mariée avec le docteur et qu’elle avait maintenant un chez-elle. C’est que ce docteur, il était venu bien deux fois chez nous et j’ai bien cru qu’il la prendrait avec lui. C’était trop tard pour faire quelque chose, elle était enceinte jusqu’aux yeux. C’est à Tiraspol que j’ai fait les papiers, que j’ai déclaré que j’étais la mère. J’ai pensé que c’était mieux comme ça, pour qu’elle puisse aller à l’Italie. Quel âge elle pouvait bien avoir ? Vingt-six ans. Puis je suis rentrée au village avec l’enfant. Voilà, vous savez tout…
quand les hommes ont faim, froid ou peur, ils ne s’expriment pas avec des mots. Leurs gosiers contiennent des sons comme ceux des bêtes : certaines sont domestiquées, d’autres sont sauvages, marines et, parfois même, souterraines. Si les animaux essayaient de nous parler, ils émettraient sans doute des sons comme ceux des enfants et adolescents de l’orphelinat de L.
Courant en tous sens, ils ont rempli le corridor. Ma première sensation a été qu’ils allaient bondir sur moi pour me lécher, comme font les chiens quand ils revoient leur maître après une longue période de séparation.
Marina était une prostituée âgée qui claquait son pécule après une déception amoureuse. Il n’y a rien de bizarre à dire que les prostituées peuvent avoir des peines de cœur, se mettre à boire, dépenser tout leur argent et se retrouver à la rue. Ayant à dépenser une fortune considérable, Marina pratiquait son métier de plus en plus rarement, d’abord parce qu’on la demandait moins, ensuite parce qu’elle s’était mise à son tour à vendre des filles. Elle était, comme on dit, une mamochka, et le surnom lui était resté. Pour les mendiants, elle était Mamochka.
Les femmes moldaves savent très vite que tout ce que possède leur homme leur appartient. Si bien que tout ce que Giuseppe a accumulé durant une vie entière, Eleonora le considérait comme sien. Cet instinct de propriété s’est développé chez les femmes durant les centaines d’années où les filles sont devenues, en même temps que la dot, la propriété du jeune homme qui leur passait la bague au doigt. Les vieilles femmes disent encore aujourd’hui de leur mari : « mon » homme, et quand elles disent ça, elles veulent dire « mon homme et toute sa fortune ».
Le mot « fonds » prenait un sens presque magique dans la tête de Klara. Quand elle le prononçait, elle avait l’air d’une sorcière, une bonne sorcière bien sûr, qui sauve les enfants des contes, égarés dans les sombres forêts ou sur le point d’être mangés par un ogre épouvantable et vorace. Mais Klara se sauvait, elle aussi, par la même occasion. Les fonds, ça vous sauve. Toujours. Rien que d’en parler, ça remplit les gens d’espoir.