Sophie Dron

Myrtan’ était assise sur un rocher bas faisant face à l’océan gris, le tumultueux Eir Dohr, dont les vagues puissantes s’écrasaient inlassablement contre les hautes falaises de granit non loin ou venaient mourir sur la grève presque jusqu’à ses pieds. Arfa était, à l’origine, un village de pêcheurs, comme en témoignaient les nombreux filets suspendus devant les maisonnettes en bois lavé par les embruns, les multiples petites embarcations  et la forte odeur de poisson qui imprégnait tout. Mais d’importantes constructions en cours, instaurées depuis le règne du Reg Hardogan, avaient pour but de le transformer rapidement en un port commercial. Myrtan’ avait préféré fuir l’animation qui régnait sur le chantier, installé en contrebas. Devant elle, tout semblait atone, dénué de la moindre couleur vive : l’océan virait à l’anthracite et le ciel avait, lui aussi, adopté une tonalité de cendres éteintes. Attachée à un ponton détrempé et tanguant au rythme régulier de la houle, une longue barque vide attendait  marins et passagers, qu’elle transporterait jusqu’au grand navire mouillant non loin.

La jeune femme ferma les yeux : de jour comme de nuit, le visage de Taroan ne la quittait pas. Lorsqu’il était né, la toute première fois qu’elle avait tenu son fils au creux de ses bras,  elle s’était juré de ne jamais s’éloigner de lui, de le protéger jusqu’à ce qu’il devienne un homme. Pourtant, c’était elle qui avait  demandé à Hardogan, son père,  de le lui prendre pour l’emmener dans la sécurité des hauts murs du Reg Cast, la forteresse royale toal-gahnienne. Et elle avait cru que la douleur de la séparation s’estomperait, or il n’en avait rien été. En voyant son enfant s’éloigner d’elle, sa souffrance avait été immédiate et violente ; et depuis, elle demeurait intacte, quoique tapie et sournoise comme un animal à l’affût. Plusieurs lunes déjà s’étaient levées depuis le jour où la jeune femme était partie à la recherche de l’Enfant des îles du Nord, mais les images et les sensations d’alors demeuraient gravées en elle : la troupe des Seigneurs-guerriers en file serrée suivant leur Roi, Taroan en croupe derrière Quitbur, le Dar Féal du souverain. Les grands yeux gris et inquiets de l’enfant ne l’avaient pas quittée, tandis que le groupe s’éloignait de l’Ermitage, le lieu où le jeune garçon avait toujours vécu. Lorsque son fils n’avait plus été visible, Myrtan’ s’était laissée glisser sur le sol et était demeurée longtemps sans bouger. La transe lui avait fait survoler le village de Belfé, puis elle avait accompagné Taroan et son père sans qu’ils le sachent, jusqu’à ce qu’Eidein vienne à elle, la ramenant à une réalité devenue douloureuse. Les yeux bruns et doux de la chienne, mi fork mi louve,  lui avaient alors parlé silencieusement :

- Toute mère doit un jour laisser partir ses petits. Nous les portons, nous les mettons au monde, nous leur inculquons les règles de notre race et ils nous quittent. C’est ainsi que cela doit être.

Donc vint un temps, où j’éprouvai le besoin d’appréhender l’Homme : avec lui, je découvris la curiosité… celle-là même que connait l’animal et que l’humain a développée, lui imputant –à part égale avec le hasard- ses plus précieuses découvertes.
Je choisis quatre des leurs; quatre enfants, qui sauraient entendre l’une de mes quatre voix ; quatre humains, que j’observerais avec une attention toute particulière…
Un jour, des archéologues découvrirent les vestiges d’un royaume, très ancien selon leurs étroits repères temporels. Croyant faire revivre une époque révolue, les historiens échafaudèrent nombre de théories. Elles furent toutes erronées.
Je suis désormais le seul à savoir, car j’étais déjà là.
Et mes souvenirs sur ce que fut le Royaume du Norsgaat demeurent aussi fidèles, que si tout s’était passé hier.

Rien ne nous avait préparés au spectacle qui nous attendait : nous nous trouvions désormais dans une caverne si vaste, ou plutôt au sein d’une telle multitude d’immenses cavernes successives, que nous ne pouvions en distinguer ni début, ni fin. Ce que nous avions pris pour la lumière du jour était en réalité une étonnante lueur verte dont nous ne pouvions identifier la provenance, mais qui éclairait en douceur tout ce qui nous entourait, nous donnant l’impression immédiate de progresser dans une semi-pénombre émeraude. Puis, nos yeux s’habituèrent peu à peu et nous pûmes alors détailler des infinités de paysages insolites et variés : à commencer par un immense lac souterrain, aux eaux profondes, vertes, sombres et apparemment dormantes. Le plafond des cavernes était si haut et brillant qu’il s’apparentait à un ciel d’étoiles couleur chrysolite plus ou moins intense et dont les astres solaire et lunaire étaient évidemment absents. Souvent, lorsque j’étais enfant, ma mère m’avait montré combien les plus belles œuvres réalisées par l’homme n’étaient, au final, qu’une assez pâle imitation de ce que la nature avait déjà patiemment modelé avec un talent proche de la perfection. Or, devant nos yeux ébahis, ce n’était que profusion d’arches majestueuses formées par des stalactites et des stalagmites colossales se rejoignant parfois, des ponts aériens géants et effilés s’entrecroisant sans fin, des colonnes de soutènement majestueuses ou délicatement sculptées et surplombant des marches dignes des plus riches palais. Les teintes allaient du blanc le plus éclatant au plus laiteux en passant par des bleus spectaculaires et des tonalités de roses ou de violines que les Arias de Taal auraient appréciées pour leurs atours. Plus loin, de larges bassins naturels débordaient les uns dans les autres, produisant un son continu et apaisant, pour aller se perdre dans le lac paisible. Ailleurs encore, des agrégats de cristaux géants, semblables à des couteaux étincelants et aiguisés, dressaient leurs silhouettes rondes et hérissées comme des porcs épics figés et magnifiques. Plus loin, nous traversâmes une forêt formée de plantes inconnues ressemblant à des champignons bruns à la cime évasée et hauts comme des arbres.

Au-delà de l’Emmerfréis, s’étendait l’Yrath’ Freiya - littéralement - la Terre de l’Hiver, tant il était vrai que, la plupart du temps, celle-ci s’apparentait à un immense et morne désert blanc, battu par des vents forts et glacials. Seules ruptures à la monotonie du paysage : un large fleuve, l’Arruk, pris dans une épaisse couche de glace une bonne partie de l’année ; à l’Est, une gigantesque forêt de hauts sapins et, au cœur du pays, quelques monts peu élevés. La neige, omniprésente donc, ainsi que les jours particulièrement courts durant le fort redouté et long hiver - la Freiya - conjuguaient leurs efforts pour rendre ce territoire particulièrement inhospitalier.

J’ai à nouveau rêvé de Diane et de la Gardelle, indissociables et entremêlées dans mes cauchemars, où toujours les mêmes visions, inlassablement, viennent me hanter : les murs de la Gardelle en feu, Diane m’appelant dans la nuit.