Un instant, une vieille barque à demi engloutie vint entraver ma progression, ma tête sortit une seconde de l'eau, et lorsque je la replongeai, les chuchotements devinrent encore plus forts, encore plus obsédants. Chaque sortilège ouvrait une voie, créait un passage dans la réalité, dans notre continuum, et des choses, des êtres, profitaient toujours de ces moments pour me parler et essayer de m'attirer à elles.
Il marqua une pause, fit glisser le récepteur devant lui, et reprit.
« Les années qui ont précédé les Grands Bûchers ont été marquées par une perte progressive de contact avec les autres mondes. Un à un, ils disparaissaient dans les ténèbres de l’espace et semblaient à jamais s’effacer de la carte du ciel. D’abord les mondes les plus lointains, d’où provenaient des rumeurs singulières, pour la plupart invérifiables, et ensuite ceux de la couronne de Deneb près de laquelle se trouve notre planète. C’est à cette époque que lady Burns, suivie par quelques-unes de ses adeptes, découvrit les propriétés des fleurs de noctules que Lisa Von Blut avait apportées dans ses bagages. Elles prônèrent qu’un nouvel ordre, dirigé par des sorcières, se répandait sur les mondes humains. Ce n’était pas forcément le bon moment pour proclamer de telles inepties. La peur et la folie qui s’emparaient des esprits à cette époque de troubles et de hantises donnèrent lieu à une vaste chasse aux sorcières. Les Grands Bûchers…
Je reportai toute mon attention sur la Mère. Elle nous attendait ; elle tendait les bras vers nous. Je sentais vibrer chaque centimètre de ma chair. Une fois de plus, j’entendais le sang couler dans mes veines. Toute mon énergie se concentra alors en une boule furieuse au niveau de mes poumons. Et je lâchai les mots. La sphère d’énergie sortit de mon corps et fendit l’air jusqu’à la grande créature.
Elle la frappa de plein fouet. Il y eut une explosion de lumières ; des centaines, des milliers d’éphémères se répandirent dans l’air, et la Mère émit une sorte de stridulation douloureuse.
Nous avions gravi la moitié des marches, lorsque nous entendîmes un gigantesque bruit d’éclaboussures en dessous de nous.
« Mon Dieu ! » dit soudainement Dambre.
À la surface des eaux boueuses, quelque chose qui ressemblait à un œil, mais immense et laiteux, nous regardait.
« Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ! gémit Otto.
— Je ne sais pas, avoua Contessa en accélérant. Mais des créatures doivent réussir à se glisser jusqu’ici. Ensuite, elles grandissent et se retrouvent prisonnières. J’en ai déjà entendu se dévorer entre elles… »
Huit personnes étaient mortes pendant la nuit. Au petit matin, on avait retrouvé leurs cadavres flottant dans les canaux des quartiers ouest de la ville. Peu de détails étaient donnés sur l’affaire et l’incident concernant Contessa n’était évidemment pas mentionné, pas plus que la mort supposée des deux miliciens. Néanmoins, une réunion des grands pontes de l’Inquisition devait avoir lieu dans le courant de la journée. « Des mesures seraient prises en conséquence », nous disait-on…
— Je peux les mettre hors service », dit Oracle d’une voix neutre.
Contessa se tourna vers moi, les yeux exorbités.
« Mais… mais… il peut tirer sur des êtres humains ! »
Je posai un doigt sur ma tempe.
« Ben oui, il est complètement déglingué… »
Oracle adapta un paralyseur à l’un de ses doigts et le leva.
« Vous croyez que cette créature qui a attaqué la Contessa pourrait être l’une d’entre elles ? demanda-t-il.
— Ce qui reviendrait à dire, en gros, que ces choses qui sillonnent l’espace nous auraient enfin trouvés ? » m’étonnai-je.