Thierry de Carbonnières

RER E : MAGENTA / PANTIN

- Et sinon, comment va ta sœur ?
- Laquelle ?
- Celle qui vend des bonsaïs.
- La cata.
- Qu'est ce qui se passe ! Elle est malade !
- Non.
-Alors ?
- Elle a fait faillite.
- C'est pas vrai !
- Si. Maintenant elle vend des cigarettes électroniques.
- Merde !
- Arroser une plante pendant dix ans en attendant
qu'elle prenne un centimètre, les gens n'ont plus le temps.
- C'est sûr.
- Aujourd'hui en 5 secondes sur Facebook tu parles à 1 million d'amis !
- Tu m'étonnes !
- Par contre faire semblant de fumer... vapoter !
- Je ne vois pas le rapport.
- Les Bonsaïs, c'était bon quand la gauche était au pouvoir.
Tu te souviens du ministère du temps libre, la cinquième de congés payés,
les ponts à tire-larigot.
- Oui.
- Les marchands de bonsaïs faisaient des fortunes. Mais là ...
- Là, quoi ?
- Là, c'est Macron ?
- Exact, c'est Macron.
- C'est Macron...
- Et alors ?
- Ben, on vapote.

Ce feuilleton, avant d'y participer, je ne le regardais pas. Comme tous les professionnels du métier je pensais "c'est nul". Et puis, la pression de l'argent, l'obligation de payer le loyer, les vêtements des enfants, les fournitures scolaires, la nourriture, la voiture, et surtout faire mon métier d'acteur, obéir à ce besoin vital, ce besoin physique de jouer, un jour sans jouer est un jour inutile qui tombe dans l'oubli : j'ai sauté le pas. Je me suis jeté à corps perdu dans ce rôle comme si c'était le personnage le plus complexe d'un film d'Hitchcock, de Scorsese ou de Truffaut.

Dans le métro, on entend des choses étonnantes. On est si proche les uns des autres. On devrait se taire. Mais c'est plus fort que soi : on parle. Les Français sont les champions du monde de la conversation. Ils ont un avis sur tout. Ils veulent savoir, - Comment ça va ? Tu as fais quoi ce week-end ? Pourquoi ça c'est passé comme ça ? T'en pense quoi, toi ? C'est pas possible ? Un truc de malade ! Je le crois pas ! -... autant d'interrogations et de réponses qui fusent pendant ce voyage sous terre, ce moment d'intimité hors du temps, serrés les uns contre les autres.

La réalité de sa propre mort se matérialise souvent le jour de la disparition de ses parents. Il paraît que c'est classique.

La "reconnaissance", pour que ça marche, il faut être deux. Celui qui reconnaît et celui qui est reconnu. Si l'un des protagonistes ne joue pas le jeu, c'est foutu.

Depuis trente ans que je fais ce métier, je nage à la surface d'un océan de "non", avec de temps en temps un "oui" auquel je me raccroche, un "oui" qui me permet de reprendre mon souffle avant de repartir pour une traversée angoissante, une longue série de refus dont je ne distingue pas la destination.

Une seule préoccupation nous anime. "Avoir envie que l'autre ait envie de moi" : obsession de l'acteur d'aujourd'hui.

LIGNE 9 CHARRONNE / VOLTAIRE

- Comment ça va ?
- Retour à la réalité !
- Vas-y.
- Lancement de chantier dans dix jours, et on
n'est pas prêt.
- Je sais, Margot m'a dit.
- La vie est une suite d'emmerdes.
- Faut juste les gérer.
- Et l'autre glandu qui va nous pousser au cul !
- C'est sûr.
- Ya des mecs, on dirait qu'ils sont nés pour faire
chier ! Un boulot à plein temps.
- Ouais.
- Faire chier en CDI !
- Ouais.
- Sans vacances, sans RTT, sans week-end,
sans pont. A fond la caisse du 1er janvier au
31 décembre. Jours fériés connait pas !
- Ouais.
- Ils nous font chier, ils sont plus payés que nous,
et c'est nous qui nous tapons le boulot.
- C'est sûr.
- La hiérarchie, c'est comme des corbeaux sur un
arbre. Quand ceux du haut regarde en bas, ils
voient que de la merde, mais quand ceux du bas
regardent en haut, ils voient que des trous du cul.
- ça c'est vrai.
- Comment tu veux qu'on s'entende ?
- C'est sûr.
-Allez. Bise à l'œil ! Bon courage.

LIGNE 14 SAINT-LAZARE / MADELEINE

-Comment ça va ?
-Je ne crois plus en rien.
-Quand même
-En rien, j'te dis !
-Et le Dalaï-Lama ?
-Lui ? M'en parle pas !
-Pourquoi ?
-Moi aussi je peux me balader en pyjama rouge,
en savates, prier toute la journée, me faire
prendre en photo comme une star et n'en foutre
pas une rame pendant que nous, on bosse comme
des esclaves. Moi aussi je veux être bouddhiste.
Super bouddhiste !
-T'exagères.
-Un mec qui sourit tout le temps, franchement
c'est louche. Il n'est pas net ton Lama. J'ai, pas confiance.
- ARRETE...
- Ya que les idiots et les abrutis qui sourient
comme ça tout le temps. Peut-être qu'il est abruti
ou idiot, le Dalaï ?
-T'es con !
- On ne lui a pas demandé ! Dans nos boulots, on
on n'arrête pas de faire des tests, des reportings, on
est ausculté, évalué toute la journée. Lui, non !
- T'as pas tort...
-Vas-y, balade-toi dans la rue, au bureau ou
même...tiens, rentre chez toi en pyjama et en
tongs, toujours avec le même sourire accroché
aux lèvres. Dans deux jours, t'es à l'asile ! C'est
comment son prénom ?
-Son prénom , Je ne sais pas.
-Pas de prénom ! C'est louche. Même le pape il a
un prénom, Benoit, François, Jean-Paul... Je suis
sur qu'il n'a pas de papiers non plus ! Attends. Un
mec qui n'a pas de prénom, pas de papiers, qui
se balade en tongs et en pyjama rouge, qui sourit
tout le temps et qui n'en fout pas une rame, ça
s'appelle un SDF ! Je suis désolé, je ne le sens
pas. Je n'ai pas confiance. J'adhère pas.

Entendre, puis écrire et organiser en courtes conversations, tous ces mots, toutes ces phrases, recueillis à la volée comme on attrape délicatement des papillons dans un filet souple pour ne pas les abimer.

Quand je rentre dans le métro, je rencontre le monde entier, et le monde entier me parle à l'oreille.

Le métro est une scène de théâtre.
Le métro est un plateau de cinéma.