Tiphaine Levillain

Les humains étaient parfois pires que les démons, plus nombreux, plus néfastes.

Jill afficha un sourire féroce avant d’ajouter :
— Et elle n’a pas tort.
— On passe voir l’Envoyé ? proposa-t-il.
— Non ! s’exclamèrent-elles en chœur.
Le chasseur leva à moitié les mains de son volant, l’air satisfait.
— Pas de panique, les filles, c’était juste pour être sûr…
Betty s’était redressée sur son siège en entendant parler des Envoyés. Elle ne leur faisait pas plus confiance qu’aux démons ou à l’Ombre. Désormais, elle prenait même toute l’Histoire de l’Ombre et de la Lumière avec des pincettes. Il y avait une tout autre vérité qui avait été enterrée et oubliée… Et qui n’attendait que de voir le jour de nouveau. Elle sentait qu’elle n’aurait pas besoin de beaucoup gratter la surface pour découvrir de bien sombres secrets et elle y comptait bien.

Le Muséum d'Histoires Naturelles de Bellwade était l'un des bâtiments les plus modernes de la cité cosmopolite. Construit en arc de cercle sur plusieurs étages, il était géré comme une véritable machine de guerre qui employait chaque année quelques centaines de personnes.
Ce soir-là, le directeur de la section Botanique finissait de répondre à ses courriers, en compagnie d'une tasse de tisane fumante. L'heure tardive le laissait seule présence vivante dans le complexe réseau de salles et de galeries que formait le Muséum. Cela n'était pas pour lui déplaire : Artémius Croupon détestait le fourmillement incessant des allées et venues pendant les heures d’ouverture, sans compter les bavardages bourdonnant des visiteurs.
Et même, l’elfe appréciait particulièrement ce moment sacré, lorsque le dernier employé quittait les lieux et que le calme était rétabli. Ne subsistait alors que le bruissement de l'eau qui bouillait dans sa théière en fonte ou les grattements de sa plume sur le papier. Là, il parvenait sans peine à rassembler ses idées et à faire avancer ses recherches.
Ce soir-là donc, Artémius Croupon se trouvait seul, comme à son habitude. Aucune sombre nouvelle n'était venue contrarier cette journée parfaite, pourtant une ride soucieuse lui barrait le front alors qu’il noircissait peu à peu l’épais papier parcheminé posé devant lui. Assurément, il s’agissait là d’un courrier de la plus haute importance.
Sa plume traçait avec délices des mots complexes et tarabiscotés. Élevé dans la plus pure tradition elfique, Artémius appréciait les termes compliqués et archaïques, ce qui venait considérablement alourdir son style, même dans les rapports les plus anodins.

Konami prit une profonde inspiration. Un craquement résonna, non loin, et elle sursauta. Moe posa une main sur la sienne.
- Isuke vient de revenir. Il pense que nous avons fait le bon choix.
« Nous. » Un milicien sans connaissance particulière sur la Brume ou les yôkais, une institutrice et quatre enfants, dont un de cinq ans. « Nous avons fait le bon choix. » Konami sentit un rire nerveux la gagner. Elle inspira encore.

Konami acquiesça en silence, le ventre noué. Ces quelques heures de sommeil supplémentaires auraient dû l’aider à aller mieux. C’était tout le contraire : elles l’avaient complètement assommée et elle se sentait empâtée, coincée dans un épais brouillard, son corps incapable de se mouvoir avec la rapidité requise pour espérer survivre.

- « Quand le doute t’étreint le cœur, tourne-toi les yeux fermés vers ta peur la plus profonde. Le chemin à suivre s’y trouve dissimulé. »

Un soupir incontrôlable lui souleva la poitrine, alors qu’elle tendait la main pour se saisir du wakizashi, soigneusement rangé dans son fourreau.
- Et ne vous bercez pas d’illusions. Vous aurez à vous en servir.
Nouveau soupir. Konami sortit la courte lame pour la contempler. Pendant un bref instant, elle eut l’impression de voir les étoiles s’y refléter. Elle cligna et la vision disparut.
- Je n’hésiterai pas.
Cette promesse, elle se la faisait à elle-même, à Isuke, aux enfants, aux Kamis. Le moment venu, elle ne laisserait pas le doute la ralentir. Elle ferait ce qu’il faudrait pour tous les protéger.

Mais Konami n’était toujours pas prête. Prononcer des paroles rassurantes, elle pouvait le faire, elle savait, c’était une grande part de son métier. Se montrer réellement brave ? Affronter le danger qui rôdait, là, dehors ? C’était tout autre chose, et elle n’était pas assez forte… mais elle n’avait pas le choix.

- Vous devez m’obéir, poursuivit Konami. À tout prix, sans réfléchir. C’est compris ?
Les quatre enfants acquiescèrent. Ils étaient prêts. Elle ne l’était pas. Une partie d’elle voulait continuer de se terrer dans ce minuscule pavillon en attendant que la tempête passe… Mais il n’en était pas question. L’armée était peut-être partie, mais la Brume était là, et si la Brume était là, alors les yôkais ne tarderaient pas.
- Une dernière chose…
Konami ferma les yeux. Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, elle n’allait pas pouvoir les préserver de ce qu’ils allaient voir, mais elle pouvait essayer.
- Beaucoup de gens sont morts, cette nuit. … Ne regardez pas leur visage.
Ils hochèrent encore la tête.

Une odeur de fumée envahit l’air. Une odeur âcre qui n’avait rien à voir avec les feux d’artifice. Une rumeur leur parvint finalement, ainsi que de nouveaux cris. Puis Konami l’aperçut au loin, à l’autre bout de la cour, entre deux bâtiments. Un guerrier affublé d’un demi-masque de chat et d’un kimono rouge sang, au milieu de la fumée noirâtre et des flammes d’un incendie. Un éclat de lumière joua sur la lame de son katana quand il la leva pour l’abattre violemment sur un homme, qui s’écroula. La panique se répandit comme une traînée de poudre.

- Un jour, la Brume déferla sur le monde. D’ignobles et cruels yôkais se dissimulaient en son sein. La guerre qui débuta dura de nombreux mois, pendant lesquels l’Humanité lutta tant qu’elle put, mais la Brume était un ennemi sournois.
Konami observa les feux un instant en silence. Cette histoire lui serrait toujours la gorge malgré elle. Imaginer ses lointains ancêtres découvrir soudainement l’horreur et devoir fuir de chez eux pour survivre, sans aucune certitude de trouver refuge quelque part...
- La Brume faisait perdre la raison aux humains, à la moindre inspiration, à la moindre goutte ingérée. C’était presque impossible de lui échapper. Elle se faufilait partout où l’air passait. Elle contaminait la pluie, les rivières...

Le regard toujours noir, Tulhë appuya ses coudes sur son bureau et entremêla ses doigts devant son visage dans rien dire. Azelya détestait cette sensation de lui être inférieure en tout point. De n'avoir l'air que d'une enfant qui se débat pour prouver à un adulte qu'elle n'est pas stupide.

Elle avait fait la maligne, mais Tulhë avait tapé dans le mille. Elle n'avait absolument aucune expérience de terrain. Si le choses tournaient mal, elle ignorait de quelle façon elle réagirait. Malgré toute la préparation du monde, certaines personnes se retrouvaient simplement figées face à la confrontation et à la violence, celles des humains comme celles des entités.

Blessée que l'on remette déjà en cause ses compétences, Azelya s'efforça de ne rien laisser paraître. Bientôt, toute la noblesse de Toluah allait préférer faire appel à elle plutôt qu'à un autre. Parce qu'elle connaissait leurs codes. Elle avait grandi dans ce monde... Et quand ce jour arriverait, elle se ferait un malin plaisir de refuser. Azelya voulait travailler pour le peuple de Toluah, pas pour ceux qui se croyaient suffisamment au-dessus pour ne pas avoir à se montrer humains, ou juste plaisants.

Dès le premier jour, sa responsable s'était montrée claire : elle n'aimait pas les pistonnés et elle se moquait bien que l'oncle d'Azelya siège au Conseil de la Guilde. Elle avait explicitement annoncé son intention de lui faire vivre un enfer et elle avait tenu cette promesse depuis.
Sauf qu'Azelya n'avait pas obtenu son poste grâce à son oncle. Elle l'avait mérité. Elle était première de sa promotion. Elle n'avait pas étudié et travaillé aussi dur pour corriger des comptes-rendus à longueur de journée.
... et elle ne pouvait pas se permettre de tenir tête à Serek pour la forcer à l'admettre. La seule chose qu'elle pouvait faire, c'était le dos rond, en attendant qu'une occasion de faire ses preuves se présente.

Parfois, Azelya était sûre d'être à sa place. Le reste du temps, elle se contentait de l'espérer sincèrement. Ce jour-là, était plus difficile que les autres, mais il fallait bien faire avec.

Les enfants voyaient en général bien plus de choses que les adultes, qui avançaient dans la vie avec des oeillères qui les empêchaient de prêter attention aux détails. Les enfants, eux, savaient encore regarder et s'interroger. (p.20)

Quand l'impossible est écarté, alors l'improbable reste une des options possibles.

Au centre de la clairière, le dernier nuage de fumée commença à se masser. Lentement, sûrement, il prit une apparence humaine : leur ennemi était entrain de se matérialiser devant elles.

Elle n'aimait pas l'idée de se séparer de lui sans savoir quand elle le reverrait. Elle avait l'impression de l'envoyer à la mort, seul.