Vicky Belanger

est temps pour moi de faire preuve de transparence, mais j’ai peur de ne pas y arriver. Après toutes ces années de silence, prononcer ces mots me semble impossible, comme s’ils étaient coincés dans ma gorge depuis trop longtemps. Mes mains jointes sous la table sont moites et tremblent sans arrêt. Mon cœur bat à un rythme effréné, ma respiration s’accélère et ma vision s’embrouille ; je suis à deux doigts de craquer. Je m’applique à inspirer profondément et à expirer lentement pour reprendre le contrôle.

Décidément, cet homme monopolise un peu trop mes rêveries. Je décide de laisser Lauralie s’amuser et repars sans lui avoir dévoilé mon projet. Après tout, j’aurai le loisir de lui parler plus tard. Je profite de ce moment de solitude pour continuer mon exploration du navire. Je n’ai pas encore vu la moitié de ce qu’on peut trouver sur cette ville flottante. C’est qu’il est énorme ce paquebot ! Alors que je m’aventure dans la section plus familiale du bateau où se trouvent des piscines décorées de toutes sortes de personnages bien connus des enfants, une vision troublante s’offre à moi. J’ai aussitôt l’impression que mon corps se vide de son sang. Mon visage blêmit et je sens que mes jambes ne me supporteront pas longtemps. À quelques mètres de moi, entouré de deux jeunes filles qui sont littéralement pendues à son cou et rient à gorge déployée, il y a cet homme qui semble tout droit sorti de mon passé. Je pourrais presque jurer que c’est lui. Et le voir entouré de ces deux adolescentes, c’est plus que je ne peux tolérer. J’ai envie de leur crier de s’enfuir avant qu’il ne soit trop tard, même si j’ai l’impression que ça l’est peut-être déjà, mais aucun son ne parvient à sortir de ma bouche. Heureusement qu’il ne peut pas me voir. Je me souviens trop bien de tous ces petits gestes que je croyais normaux avant que l’inconcevable arrive.

C’est lui qui a parlé le premier d’aller en clinique de fertilité. Il avait très envie d’une vie de famille et c’est moi qui repoussais constamment le moment. Mais ce qu’il ne pouvait pas comprendre, c’est que, pour moi, cela signifiait revivre cette horrible période de ma vie que je souhaitais oublier à tout prix. Je dois aussi avouer que j’avais peur. Peur de passer les tests qui pouvaient confirmer mon infertilité parce que, tout comme lui, j’ai toujours adoré les enfants et souhaité avoir ma propre famille. Ce n’est pas pour rien que je suis devenue infirmière en néonatalogie. Avec le recul, j’ai l’impression que prendre soin des nouveau-nés malades m’aidait à combler ce manque. Je me disais qu’un jour, j’en aurais un à moi, mais comme ça n’arrivait pas, je me concentrais de plus en plus sur mon travail. Thomas m’en voulait un peu, d’ailleurs. Ne comprenant pas ma crainte face à ces démarches, il ne pouvait en être autrement. Je réalise maintenant à quel point je l’ai blessé et je crains qu’il soit vraiment trop tard. Bien décidé à partir, il continue à ramasser ses affaires dans le silence le plus complet et disparaît en me saluant du bout des lèvres.

J’ai beau bien maîtriser l’anglais, il reste que ce n’est pas ma langue maternelle et qu’il m’arrive de ne pas en saisir toutes les subtilités. C’est beaucoup plus difficile que je le croyais. Je suis donc fière de moi lorsque je découvre, dissimulé à même le tableau de bord, le dernier d’une série de cinq chiffres me permettant de déverrouiller l’un des cadenas. Le bel homme qui nous accompagne me jette un sourire irrésistible. Il se remet toutefois vite à la tâche et je suis fascinée de le voir aussi concentré. Comme si sa vie en dépendait, il s’applique à trouver le plus d’indices possible pour résoudre cette énigme.
Le reste de l’aventure se déroule dans la bonne humeur, mais avec une petite dose de stress dans mon cas. C’est comme si je voulais prouver à mon équipe – et sans vouloir l’admettre, davantage à Aidan – que je suis à la hauteur.

Thomas est aussi perdu dans ses pensées. Il feuillette distraitement une brochure sur les services proposés par la clinique. Ça doit bien faire trois fois qu’il en tourne les pages sans les lire. Tout à l’heure, je l’ai même surpris à tenir un dépliant à l’envers. Cela me redonne temporairement le sourire, car mon mari étant un homme de science, il adore tout ce qui touche à ce domaine. En temps normal, il serait absorbé par sa lecture et en commenterait des passages à voix haute. Cette habitude qu’il a me fait rigoler chaque fois. J’en conclus donc qu’il est aussi nerveux que moi. En ce qui me concerne, je malmène sans relâche une petite peau au coin de mon ongle comme si cela pouvait m’aider à gérer mon stress.

Pour ma part, je n’ai jamais pu me contenter d’aventures sans lendemain. Avant d’épouser Thomas alors que j’avais trente-deux ans, je n’avais eu qu’un seul homme dans ma vie, avec qui j’étais restée moins d’un an. Et le pauvre, il avait travaillé fort pour conquérir mon cœur. Cette pensée m’arrache d’ailleurs une petite grimace. J’avais tellement peur de m’engager dans une relation. Comme le dit Lauralie, je suis trop sérieuse et réservée. Jamais je n’oserais, comme elle, aller vers un homme sans qu’il m’ait d’abord clairement démontré son intérêt. Et encore, je suis certaine que jamais je ne pourrais faire les premiers pas. Je n’ai aucune confiance en moi dans ce domaine.

Il est à couper le souffle. J’ai l’impression de ne pas être assez habillée avec mon pantalon skinny noir et mon chemisier fuchsia assorti d’un simple collier en argent. Je passe discrètement ma langue sur mes lèvres pour les humidifier puisque j’ai soudainement la bouche très sèche. Il s’approche lentement de moi pour déposer deux baisers sur mes joues. Ouf ! Son odeur est enivrante. Son parfum aux effluves boisés me fait tourner la tête et je n’ai même pas encore bu. Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Je sens aussitôt mon visage s’empourprer et baisse les yeux. Lorsqu’il m’adresse enfin la parole, même sa voix profonde me fait de l’effet.

Ouf ! Il m’a fait peur, ce petit bonhomme. J’utilise mon meilleur anglais pour le rassurer. Il semble un peu perdu et me fixe avec de grands yeux tandis qu’il reprend lentement des couleurs. Dès que la toux diminue, je lui caresse doucement le dos et lève le regard vers son père qui paraît dépassé par les événements. Je le rassure en lui expliquant que tout va bien. Il finit par sortir de sa torpeur et se penche pour prendre son fils. Il l’étreint si fort que j’ai l’impression qu’il va le casser. Je peux voir tout le bouleversement sur son visage. I

Un voyage sous le chaud soleil des Caraïbes avec ma cousine et ma meilleure amie, mes deux best ! Quoi de mieux pour oublier cet hiver interminable ! Mais au lieu de préparer cette escapade dont je rêve depuis longtemps, je me retrouve assise dans la salle d’attente ultramoderne de cette clinique de fertilité à me triturer les méninges. Thomas, mon ami de longue date et mari, m’accompagne. Même si lui et moi sommes très proches en général, aucun de nous n’arrive à exprimer ce qu’il ressent vraiment en ce moment.

Je me maudis intérieurement de ressentir tout ça pour un autre homme ; c’est pourquoi je décide de couper court à la soirée en prétextant une grande fatigue. Je dois m’éloigner de lui pour comprendre ce qui m’arrive. Même si je crois percevoir une pointe de déception dans ses yeux, il a la gentillesse de ne pas insister. En bon gentleman, il me raccompagne au dixième étage, où se situe ma chambre. J’ai volontairement choisi les escaliers pour éviter de me retrouver seule dans un ascenseur avec lui.