Les buveurs
Ah ! pourrai-je chanter d’une assez forte voix
La gloire et les travaux que Bacchus nous procure,
Héroïques buveurs qui n’avez nulle cure
Des lendemains promis à la Gueule-de-bois !
Les pommes de nos champs, les raisins de nos treilles,
Du meilleur de leur suc nourrissent vos discours :
Et, pour vous conquérir l’esprit et les oreilles,
Les savants alambics vous prêtent leur concours.
Chaque soir, lorsqu’ayant les bouteilles vidées,
Le cœur rempli d’amour et le cerveau d’idées,
Vous allez, pèlerins, vers d’abstraits paradis,
Vos chapeaux, flamme noire, ont vos cannes pour cierges,
Et vos coups de souliers aux portes impartis,
Dans leurs lits inquiets font trembler les concierges.
(in Les Travaux et les jeux, 1914)
Combien de fois j’ai subi vos courroux,
Combien de fois bravé vos regards sombres,
Mais, en marchant, Madame, auprès de vous,
Combien de fois j’ai mêlé nos deux ombres !
Vincent Muselli
« Épigrammes »
VINCENT MUSELLI (1879-1956)
Ne prends point de souci des arbres ni des roses,
Qu'importe à notre amour leur indigne trépas,
Va ! notre cœur échappe au désastre des choses,
Lui qui sent venir l'ombre et qui ne tremble pas !
(Une plaque dans l'herbe
Au Square des Poètes,
Paris 16eme)
Voici qu'un deuil nouveau couvre le voisinage.
Déjà l'eau des étangs gèle dans les roseaux.
Et déjà les chemins sont pleins de ton carnage.
Hiver ! cruel chasseur de feuilles et d'oiseaux.
NOUS IRONS TOUS DEUX
Nous irons tous deux, écartant l’ortie et les fougères,
Dans les jardins où pleuvent, en traits longs et fins, les pleurs
De la lumière, où sont les jets d’eau danseurs et, légères,
Les hautes pelouses s’enivrant d’oiseaux et de fleurs.
Entrons, Beaux Pélerins, dans cet hermitage de gloire !
Gagnons-y notre place et faisons-nous un corps pareil
Aux choses, nous, délivrés de l’heure et de la mémoire,
Lucides dans le magnifique opium du soleil.
Nous y serons heureux comme les Anges et les Bêtes,
Sans lien, sans espoir, dont l’instant seul comble l’esprit ;
Regrets, chagrins insidieux, hôlà, vaines tempêtes !
Notre coeur, par delà les désastres, navigue et rit.
Le jour, joyeux et parfumé, chante dans mille abeilles,
Les bassins, les gazons émus sont luisants de désir ;
Le bonheur pèse ainsi qu’un lourd sommeil, et les corbeilles
Scellent la terre et l’air des rouges cachets du plaisir.
La brise vole et joue et déploie une souple soie
Caressante, le ciel brille entre les feuilles, si pur !
Liberté, Liberté ! l’universel midi flamboie,
Et cet apaisement tout rempli d’ailes et d’azur !
Les épiceries
Le soleil meurt : son sang ruisselle aux devantures ;
Et la boutique immense est comme un reposoir
Où sont, par le patron, rangés sur le comptoir,
Comme des cœurs de feu, les bols de confitures.
Et pour mieux célébrer la chute du soleil,
L’épicier triomphal qui descend de son trône,
Porte dans ses bras lourds un bocal d’huile jaune
Comme un calice d’or colossal et vermeil.
L’astre est mort ; ses derniers rayons crevant les nues
Illuminent de fièvre et d’ardeurs inconnues
La timide praline et les bonbons anglais.
Heureux celui qui peut dans nos cités flétries
Contempler un seul soir pour n’oublier jamais
La gloire des couchants sur les épiceries !
FLEURS
À Jean Paulhan
Sous la poussière d’or qui tombe des tilleuls
L’air lucide flamboie ainsi qu’une verrière
Transparente où la souple et féline lumière
Rôde autour des rosiers, des lys et des glaïeuls.
Fleurs ! songes enflammés de la Terre ! armoiries
Dont l’azur qui triomphe a marqué les gazons,
Vos luxes tout à tour insultent les prairies
Et sont une fourrure aux pieds de nos maisons.
Âmes du Feu ! esprits dangereux des Essences !
Que ne puis-je, vaincu par vos fauves puissances,
Dans la tranquille ardeur d’un grand midi vermeil,
Au jardin reflétant la clarté qui l’arrose
Et tissant mon linceul de soie et de soleil,
Mourir sous la caresse éclatante des roses !