Kaboul est une ville d'altitude, une plaine entourée par les montagnes de l'Indou Kouch, traversée par une rivière sale et glacée, et régulièrement balayée par des tourbillons de poussière qui obligent les passants à se voiler. C'est aussi la capitale de mon pays. Un pays insoumis, qui a résisté aux Indiens, aux Anglais, aux Soviétiques. Mais les combats intestins semblaient avoir fait davantage de dégâts que toutes les attaques étrangères réunies.
En se réfugiant chez ses parents pour ne pas mourir à petit feu, ma sœur a fait une croix sur sa vie de femme : c'est sa punition.
Chez nous, on dort tous ensemble. On se parle jusque très tard dans la soirée. On se raconte des histoires, des ragots de famille, ce qui s'est passé dans la journée. Ça me fend le cœur d'y penser. Je veux retrouver cette chaleur. Ici, c'est sûr, on a beaucoup d'amis. Des amis d'enfance, des amis de bureau, des amis pour les vacances. On a des amis partout, même à l'étranger. On les croise dans la rue, on les reçoit pour dîner, on les emmène faire du sport, on va prendre un café, on leur confie notre sort. On a des amis à tous les âges. On leur parle la journée, et le soir encore, on leur téléphone, on leur envoie des textos, on va au resto. Mais le soir, la lumière s'éteint, et puis plus rien. En Afghanistan, on n'a pas d'amis. On a la famille.
Ici, les garçons et les filles aiment se montrer ensemble. Ils en tirent une fierté. Ils disent : c’est mon Fiancé, c’est ma Fiancée. Comme s’ils avaient gagné à la loterie nationale. On n’est rien sans amour. J’aime donc je suis.
J'ai envie de tous les réveiller, leur dire combien ils m'ont manqué. Et moi, est-ce que je leur ai manqué ? Ils m'ont certainement moins regrettée : ils sont tous restés ici et, quand j'ai cinq personnes à pleurer, ils n'en ont qu'une.
Je crois que je fais une overdose d'activités, un excès d'Occident.
Je me demande si je ressemble aux Occidentaux qui, à Kaboul, mangent avec les doigts pour faire comme les locaux. Dans un premier temps, ils s'en mettent partout, ont du gras plein les mains, du riz sur le pantalon, parfois même dans la manche, et quémandent une serviette en papier - las ! désespérés, ils finissent par se rabattre sur la première petite cuiller qui traîne en se léchant les doigts pendant toute la fin du repas.
Pour la première fois, depuis que je suis en France, je me suis sentie libre. Ici, je peux faire ce que je veux. Sortir avec mes amis, me balader la nuit, manger la journée. Je n'ai aucune interdiction, personne pour m'arrêter. Ça m'effraie un peu. Pas tant l'idée de faire des bêtises, je suis une fille responsable. Mais l'idée de m'habituer.
Je crois que Juliette veut me mettre au régime, comme le chat. Elle m'a demandé si je faisais du sport. Non, pourquoi ? Le sport, c'est pour les sportifs. Elle me trouve un peu molle pour mon âge. C'est une dégénérescence occidentale, ou quoi, de trouver tout le monde gros ?
Mais je ne vois toujours pas l’intérêt. Photographier des femmes comme des objets pour vendre des robes hors de prix, les immortaliser comme on le ferait de jolis paysages pour promouvoir les mérites de ce pays : je pensais les Français plus évolués que ça.