Conclusion
Dans une nouvelle de Maupassant intitulée La Parure (1884), un petit fonctionnaire tend une invitation à Mathilde, son épouse : ils sont conviés à passer une soirée au ministère ! Paniquée à l'idée de se présenter sans apparat à une réunion aussi prestigieuse, la jeune femme emprunte un collier de diamants à Mme Forestier, une amie beaucoup plus riche qu'elle. Le raout se passe merveilleusement, mais, de retour chez elle, Mathilde constate avec horreur que la parure n'est plus autour de son cou. Le couple, qui ne manque pas de la common decency que George Orwell prêtait aux gens ordinaires, s'endette alors pour 18 000 francs de l'époque, c'est-à-dire à vie, afin d'acheter un collier en tout point semblable au premier, et le « rendre » à sa « propriétaire ». Or il se trouve que, après bien des années de labeur et de misère, Mathilde rencontre par hasard son ancienne amie et lui raconte enfin la vérité. Mme Forestier en est fort émue, puis lui prend les mains en disant : « Oh ! ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !... » La nouvelle finit ainsi, nihiliste comme le fut Maupassant. On peut la réduire à une blague cruelle, ou l'interpréter comme une allégorie existentielle : la parure fausse, ce n'est rien d'autre que la vie qu'on croit réussie chez les autres et qu'on veut réussir à son tour. Pour la justifier, lui donner du sens. Or la vie offre une infinie variété de choses ; mais sûrement pas du sens. Rien ne peut racheter sa gratuité, ni une Rolex, ni même un chapelet de diamants. Aucune sagesse, fût-elle taillée sur le patron d'une pseudo-loi naturelle ; aucune religion, même la plus lentement suicidaire ; aucune prouesse technique, fût-elle la plus sécuritaire ; aucun retour prétendument éternel sur investissement n'annuleront le temps qui nous fait, et nous défait, dans une expropriation réciproque de l'être et du néant.
Sans pouvoir rater ni réussir notre vie, nous allons donc toujours de réussites ratées en ratés réussis, en bifurquant jusqu'à perdre de vue la logique du parcours. Nous rêvons alors de lignes fléchées et droites ; d'autoroutes allemandes ; d'aquariums où, sans se toucher, deux poissons rouges se croisent dans une eau dormante et aseptisée.
Prendre la vie de traviole, c'est, au contraire, jouir de la brisure de ses propres projets ; la provoquer, par l'humour et l'idiotie, afin de s'insubordonner à toutes ces planifications, lesquelles vont finir par nous faire crever de survie. À la spéculation, qui fonde et prévoit, la vie de traviole substitue la trouvaille, qui reçoit, renvoie, sans donner de raison ni mimer l'éternité.
Il ne s'agit pas d'être justifié, mais d'être chatouillé. Car vivre, c'est apprendre à mourir pour rien.
p. 111-113
Une hirondelle ne fait pas le printemps, ni un rat mort la peste. Parler de vie réussie ou ratée suppose donc qu'on hiérarchise les buts que les hommes poursuivent, afin de définir la réussite par l'accomplissement du plus ou des plus désirables d'entre eux.
Que signifie cependant avoir du caractère, dans un monde où la parcellisation du travail, les progrès de l'armement militaire et la science statistique du monde des affaires ridiculisent l'initiative et le courage individuels?
Etre digne, c'est-à-dire vivre conformément à son identité, devrait, selon l'antique sagesse, suffire à rendre l'homme heureux. Or, cela ne semble pas toujours évident. Car le temps qui passe, irréversible; les mauvais coups du sort, qui frappent aveuglément; enfin, la prospérité des méchants trouble l'ordre naturel.
C'est la fable du roi Midas, "dont la prière, dit Aristote dans sa Politique, cupide au-delà de toute mesure, avait pour effet de changer en or tout ce qu'on lui présentait". Il mourut ainsi de faim, comme un signe privé de ce qu'il désigne. L'argent pour l'argent est une chouquette invisible. (page 30)
"Conclusion
Dans une nouvelle de Maupassant intitulée La Parure (1884), un petit fonctionnaire tend une invitation à Mathilde, son épouse : ils sont conviés à passer une soirée au ministère ! Paniquée à l'idée de se présenter sans apparat à une réunion aussi prestigieuse, la jeune femme emprunte un collier de diamants à Mme Forestier, une amie beaucoup plus riche qu'elle. Le raout se passe merveilleusement, mais, de retour chez elle, Mathilde constate avec horreur que la parure n'est plus autour de son cou. Le couple, qui ne manque pas de la common decency que George Orwell prêtait aux gens ordinaires, s'endette alors pour 18 000 francs de l'époque, c'est-à-dire à vie, afin d'acheter un collier en tout point semblable au premier, et le « rendre » à sa « propriétaire ». Or il se trouve que, après bien des années de labeur et de misère, Mathilde rencontre par hasard son ancienne amie et lui raconte enfin la vérité. Mme Forestier en est fort émue, puis lui prend les mains en disant : « Oh ! ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !... » La nouvelle finit ainsi, nihiliste comme le fut Maupassant. On peut la réduire à une blague cruelle, ou l'interpréter comme une allégorie existentielle : la parure fausse, ce n'est rien d'autre que la vie qu'on croit réussie chez les autres et qu'on veut réussir à son tour. Pour la justifier, lui donner du sens. Or la vie offre une infinie variété de choses , mais sûrement pas du sens. Rien ne peut racheter sa gratuité, ni une Rolex, ni même un chapelet de diamants. Aucune sagesse, fût-elle taillée sur le patron d'une pseudo-loi naturelle , aucune religion, même la plus lentement suicidaire , aucune prouesse technique, fût-elle la plus sécuritaire , aucun retour prétendument éternel sur investissement n'annuleront le temps qui nous fait, et nous défait, dans une expropriation réciproque de l'être et du néant.Sans pouvoir rater ni réussir notre vie, nous allons donc toujours de réussites ratées en ratés réussis, en bifurquant jusqu'à perdre de vue la logique du parcours. Nous rêvons alors de lignes fléchées et droites , d'autoroutes allemandes , d'aquariums où, sans se toucher, deux poissons rouges se croisent dans une eau dormante et aseptisée.Prendre la vie de traviole, c'est, au contraire, jouir de la brisure de ses propres projets , la provoquer, par l'humour et l'idiotie, afin de s'insubordonner à toutes ces planifications, lesquelles vont finir par nous faire crever de survie. À la spéculation, qui fonde et prévoit, la vie de traviole substitue la trouvaille, qui reçoit, renvoie, sans donner de raison ni mimer l'éternité.Il ne s'agit pas d'être justifié, mais d'être chatouillé. Car vivre, c'est apprendre à mourir pour rien.
p. 111-113"
L'argent pour l'argent est une chouquette invisible.
Gagné grâce à une activité qui nous épanouit, dépensé pour de modestes plaisirs, l'argent doit être de passage. Son va-et-vient ne crispera pas nos mains. C'est dans notre maison qu'il faut nourrir le chat; et non, où qu'il soit, aller gaver le tigre.
Car la croissance économique paraît une loi aussi naturelle que l'était celle de l'esclavage dans le monde gréco-romain. C'est cela aussi, changer d'époque : changer d'aveuglement. (page 39)