Je tournais le dos aux autres clients. Devant moi je pouvais voir le fjord et, plus loin, les montagnes couvertes de forêts. Peu à peu, le bourdonnement des voix assourdies et le léger clapotis de l'eau sur les galets de la plage m'ont plongé dans une sorte de torpeur. Mes pensées se succédaient sans logique apparente, ce qui n'était pas désagréable ; bien au contraire, je ressentais un bien-être exceptionnel. Aussi n'ai-je pas compris pourquoi j'ai brusquement éprouvé une angoissante sensation d'abandon. Et cette angoisse comme cet abandon avaient quelque chose d'absolu qui suspendait le temps, mais sans doute n'a-t-il fallut que quelques secondes à mes sens pour me ramener à la réalité.
IL y avait déjà un moment qu'ils étaient en train de lire sans s'être adressé la parole lorsqu'elle lâcha tout à trac: "Quand nous serons en Yougoslavie, je m'achèterai un des chapeaux de soleil que je ne me suis ps acheté l'année dernière.
- A quelle page en es-tu? demanda-t-il.
- Trente-quatre. Pourquoi?
- Comme ça."
Elle en resta là et poursuivit sa lecture. [...] Elle lisait. Il avait le livre ouvert devant lui mais ne le lisait pas. Il la regarda. Mais qu'est-ce qui a bien pu lui faire penser à un chapeau de soleil? s'interrogea-t-il.
Au bout d'un moment, elle posa son livre.
"Je veux me faire un oeuf sur le plat, dit-elle. Tu en veux un?
- Non merci."
Les oeufs sur le plat, il n'aimait pas ça. La voyant disparaître dans la cuisine, il prit le livre qu'elle avait laissé et l'ouvrit à la page 34. Il n'y trouva rien qu'il pût raisonnablement associer à un chapeau de soleil ou à la Yougoslavie. Il se dit elle m'échappe de plus en plus. Il décida de lire ce qui précédait la page 34. Peut-être y trouverait-il une réponse, mais elle revint à ce moment-là pour chercher une cigarette, et il se dépêcha de remettre le livre à sa place."
Les choses ne sont plus ce qu'elles étaient. Ainsi faut-il aujourd'hui plus de temps pour vivre. J'ai largement dépassé les quatre-vingts ans, et ce n'est toujours pas assez. Je suis trop bien portant pour l'usage que j'en puis faire. Mais la vie ne veut pas me lâcher, et rien ne saurait inciter à mourir celui que rien n'incite à vivre. Sas doute l'un ne va-t-il pas sans l'autre.
Nous avons silencieusement poursuivi notre repas, jusqu'au moment où elle a demandé :
« Au fait, pourquoi est-ce que tu n'as pas répondu quand je t'ai appelé ?
- Tu m'as appelé ?
- Je t'ai vu. Tu n'as pas répondu. »
Je n'ai pas réagi.
« Je t'ai vu, a-t-elle répété.
- Alors explique-moi pourquoi tu as fait le tour de la maison.
- Pour que tu ne saches pas que je t'avais vu.
- Je pensais que tu ne m'avais pas vu.
- Pourquoi n'as-tu répondu ?
- Comme j'étais persuadé que tu ne m'avais pas vu, je n'avais aucune raison de répondre. J'aurais très bien pu être ailleurs. Si tu ne m'avais pas vu et si tu n'avais pas fait semblant de ne pas me voir, le problème ne se serait pas posé.
- Mais, mon cher, je ne vois pas quel est le problème. »
Je vis dans une cave; rien ne saurait mieux traduire mon déclin.
Cette pièce n'a qu'une fenêtre, et seule la partie supérieure donne sur le trottoir, ce qui m'oblige à voir le monde d'en bas. C'est loin d'être le vaste monde, mais je le trouve déjà bien assez vaste comme ça.