Payot - Marque Page - Bertrand Visage - Madone
Mal aux pieds,cuvette d'eau.Gestes de vie qui bougent très doucement dans nos mémoires,et nous n'y comprenons plus rien.
Car les images, une fois qu'elles sont engrangées là, près du coeur, on y retourne sans arrêt pour les manger, les dévorer de baisers.
Tu as des chevilles d'or, et je t'aime pour ça...Des pieds nus qui jonglent et dansent sur la pelouse, et je t'aime pour ça. ..
Combien de nuits dura cette nuit?Les minutes étaient des heures,tout le souvenir que j'en garde est rétracté dans le fragile instant où,l'oreille étant collée au sol,j'eus subitement l'impression que mon crâne se fossilisait dans le pavé.
Madone (…) se rendit ensuite dans le cabinet de toilette. La fenêtre à guillotine était encore soulevée. Elle alluma la lumière, les yeux fixés sur ce rectangle béant de nuit profonde par lequel la bête [la chatte Maladetta] s’était engouffrée avant de disparaître. Elle contempla quelques instants ce soupirail ouvert sur l’inconnu, tandis qu’une pensée s’imposait peu à peu. C’était son lait, son propre lait qui venait de s’échapper pour toujours à travers la lucarne. Elle avait laissé filer la dernière chance de le récupérer, de le revendiquer, elle avait repoussé l’assiette du pied et renoncé à y tremper sa cuillère.
Devant le vieux tapis, Veronica bougea plusieurs fois les lèvres sans réussir à parler. D’ailleurs, pourquoi parler puisqu’elle était seule ?
Elle pensait à des dévastations inouïes. Elle pensait à un viol. Elle pensait à des villages réduits en miettes, et cela n’avait aucune commune mesure avec ce qui l’entourait, car tout était profondément calme ici. Tant et tant d’objets avaient disparu que même la sensation de leur absence était engloutie par le vide.
Elle se taisait et n’entendait que le bruit de sa respiration suffoquée, comme dans un rêve.
Il n'est pas très facile de se représenter sa propre mère avec les yeux de ceux qui l'ont aimée.Pourtant,je le répète,j'ai toujours su qu'elle faisait des ravages.
Pour elle,les six mois de deuil étaient passés,elle se délivrait de ce corset noir qui l'avait transformée en insecte stérile,elle sortait de sa camisole,de son trou de mur,elle avait soudain très soif et rien ne l'empêcherait d'aller boire l'amarena ou le citron pressé à l'eau de seltz,en promenant sa langue sur les cristaux de sucre qui se déposent au bord du verre.
Mais ce qui fait la différence entre les riches de chez nous et tous les autres riches du monde,c'est que les nôtres n'achèvent jamais rien. Celui qui peut s'offrir un palazzo de quatre étages en voudra cinq,et quand les murs seront debout il attendra trois ans pour mettre un toît,et quand le toît sera monté il oubliera de niveler une route dans la rocaille;ou si la route existe,elle n'aura pas de plaque ni de nom,rien qu'une flèche à la chaux jetée là comme un droit de conquête.
Il pensa soudain…
Il [Hildir]pensa soudain à ces chevaux clandestins dont il
avait entendu parler depuis qu’il vivait ici, des bêtes que leurs
bourreaux dissimulent en les enfermant dans des endroits im-
probables, dans des loges de concierge par exemple…
Quelque part un cheval galopait, un cheval tombait d’une
falaise, se débattait et se noyait dans les vagues écumantes.