Un bruit dans le bruit
À Michel Deguy
Deux elles I
Ailes de voix
Ailes de deuil
Quand la feuille te rencontrait
tu dormais
à l'ombre de tous les
bruits.
Monteverdi faisait grimper les dissonances
jusqu'au bord de
l'envol.
La torsion du cri s'épanchait
La monodie priait
Les syllabes se rassemblaient
pour rire.
Chaque jour je déplie
la Lettera amorosa
Je l'épelle
J'inscris en épigraphe le mouvement
des lèvres.
Le madrigal meurt
dans ta bouche
Ailes de mots et de sons
mêlés
se blessent.
Lettres éployées
transcrivent le geste
le sonde.
Il erre le bruit
Il effleure l'accord
le touche
l'enserre.
Chaque jour la lettre amoureuse
se tait
davantage.
p.103-104
Au bal dansé
Des folles enfances
Quand parti avec le nuage bleu
Le petit pied était resté.
Bal dansé
Bal ailé.
Deux petits anges tous ronds
Décadencés.
L'un a quitté l'estrade
L'autre s'est égaré
Nuque dans le champagne
Bal dansé, bal dansé
Les chemins pas tracés.
Glas des jardins à deux têtes
Ont pris les pieds en otages
Pantoufles de terre séchée
Portées par des corps esseulés
Par des haleines syncopées.
À même la danse
À même le temps.
Le rythme ne souffre d'aucune prescription.
Paris, La fontaine aux bois,
Mai-août 1999
p.57
Le soleil est grammatical (1999)
À Pascal Quignard
Litanie
Dieu s'est manifesté dans le miroir.
Les omoplates sursautées
Ont attrapé la lyrique.
Elles ont feuilleté la voix
Qui débordait du miroir
glissé.
Un bol pour boire
Un bol pour manger.
Tendre le liquide.
Tendre la bouche qui phrase le liquide.
Ôter le timbre du miroir
Poser la peau
La couvrir.
Remettre à leur place les omoplates
Côte à côte.
Dessiner le miroir.
Surseoir le temps où nous n'avions pas de regard.
Paris, 25 septembre 1999
p.53
UN BRUIT DANS LE BRUIT
Temps long
J'ai vu de grands arbres
longs
si longs
si durablement
élancés.
L'explosante veinure dardée
d'humus
J'ai vu.
Extrême proximité de feuilles
et de rainures
Extrême intimité
temps contre
temps.
Bois modulé
Bois strié
intouché
Théâtre d'ombres signifiées
Feuille apatride
toujours
C'est dire jusqu'où l'arbre invoque.
p.124-125
Aurore
J'entends parler
J'entends parler
Ces dires de formes et de pensées
Le ouïr d'en haut à pas cassés
Ne pas tomber
Ne pas tomber.
J'entends parler
J'entends parler
Que les sillon qui a glissé
Que les cailloux qui m'ont porté
Ne pas crier
Ne pas crier.
J'entends parler
J'entends parler
C'est le bleu qui s'est retourné
C'est l'élan qui s'est enduré
Ne pas bouger
Ne pas bouger.
J'entends parler
J'entends parler
Les mots qui cognent le papier
L'encre qui joue à surligner
Ne pas gommer
Ne pas gommer.
J'entends parler
J'entends parler
La voix défaite a sursauté
Dedans la bouche hallucinée
Ne pas chanter
Ne pas chanter.
J'entends parler
J'entends parler
Les yeux du monde proférés
Dans les mains encore esseulées
Ne pas aimer
Ne pas aimer.
J'entends parler
J'entends parler
En quinconce et sur le tracé
La vive peau est alitée
Ne pas pleurer
Ne pas pleurer.
p.128-129
LE SOLEIL EST GRAMMATICAL
(7)
Avec un accent circonflexe à peine effleuré
Accent d'ailleurs
Que l'étrangeté des visages
Ne trouble jamais.
Parce que petite
Parce qu'innocente
Avec des regards en forme de tiroirs
Ils sont cachés dans les angles.
Hop, elle est passée
Hop, elle est repassée
Dame lune serpentée
Je, tu, il
elle était là.
L'échine des sourcils s'est envolée
Pour un siècle de voix lactée.
Anaphore du temps qui mime
Les assertions d'en haut.
Lune féline qui tranlude le soleil
Pleine de conceti orange
Je, tu, il
Elle s'en remettra.
Les perfidies célestes ne durent qu'un temps.
Battue rapide, pulsation sans durées
Et le jour se mit à dormir
Paupières disjonctées dans le bleu.
La fontaine aux bois,
11 août 1999 (éclipse)
p.63-64
Chaise en deuil
Elle ne grincera plus
Rayures de silence gisent
Bras d'acajou ailés
Elle gèlera le lieu
Plainte de langue bruitée
Chaise en deuil
Blanc des membre bleui
Sanglots de silhouette brûlent
Un anonyme douloureux
Une posture parmi d'autres
La chaise est en deuil
Poudre de nuit
Paris, La fontaine au bois,
Juillet-août 1999
p.58
Un bruit dans le bruit
Entre l'autre
J'ai placé devant toi la vie et la
mort
Le multiple du verbe son
infini
Tandis que le chaos recouvre la
musique
Il est venu le temps du
dire
Déglutir le bruit du
langage
À l'observatoire du grand mot
sourire
Nous ferons de nos repentirs la
chute
J'ai placé devant toi le
livre.
p.138
Le soleil est grammatical (1999)
À Pascal Quignard
Litanie
(2)
J'ai déposé une larme
Là.
Grise, visage après la pluie.
La larme était belle
Souveraine parmi celle versées
La larme sans âge
Sans aspérité au coin de la virgule
Arrosée chaque jour.
J'ai même cru qu'elle attendait
Apostrophe et antécédent.
Larme muée en larme
Advenir nue.
Atteindre le bord du vase
Restée telle qu'en regard elle s'était soulevée.
Circonscrite autour d'elle-même
Provenance allitérée
Elle pleure.
Paris, le 12 novembre 1998
p.56
An die Musik
J'entends dans la musique l'origine d'une cassure
Toutes les cassures.
Un camaïeu de temps
serein
radical.
Un tragique
Un murmure venu
de loin
de près
À côté de la phrase
Son écho le plus tenu.
La précarité sans retour
La pudeur peut
être.
Le piano de Schubert revient.
Je l'entends avec l'oreille adossée au visage de la
jeune fille
et
La mort
m'agenouille.
Mes lèvres contre le sol délivrent sans bruit la phrase
Je la réveille.
La voix encoche la partition
Schubert ne veut pas que tu meures.
p.162-163