Jeannie dit toujours que c'est un devoir de se marier et d'avoir des enfants; mais ce devoir va-t-il jusqu'à épouser quelqu'un qui vous déplaît pour peupler la France ?
En ce cas, c'est bien dur. Il m’a toujours semblé que les présentations, les mariages par arrangements, tout cela devait être odieux ; mais être aimée et aimer, cela doit être doux.
Je pense que jamais je ne goûterai à ce bonheur, ce serait trop pour moi, je ne m’attends pas à de grandes jouissances dans ma vie et cependant j’espère toujours.
Jeudi 12 janvier - Ce matin, je rangeais les toile de Maman que n'avons pas la place d'accrocher et que l'on change de chambre au sixième,. Dans quels transports d'admiration la vue de ces colorations délicieuses, ces dessins si beaux, m'a laissée ! C'est bien là l'œuvre de Maman, d'une femme comme on n'en rencontre pas, dont le charme émanait tout autour d'elle, en sa peinture, en ses paroles, en ses attitudes, en son physique, en la tendresse...
Je suis triste et découragée, j'ai assez de tout. C'est très mal d'être ainsi, cela prouve que je manque de courage, de patience, je sais qu'il ne faut jamais avoir assez de la vie et on serait bien puni si, à ces moments-là, on vous l'enlevait et on s'aperçoit qu'on n'avait pas assez de la vie qu'on était paresseuse.
Jusqu’à présent, j’avais beaucoup d’ambition, je voulais avoir un vrai talent ; maintenant je voudrais seulement être plus que la jeune fille qui peint des éventails et des abat-jour, peut-être dans quelques temps n’aurais-je peut-être même plus cette ambition-là ?
M. Renoir a débandé son bras ce soir, que j’ai été horrifiée à la vue de tous ces poils, que l’homme est laid ! Un animal a une fourrure, mais l’homme a des poils qui laissent voir la peau, c’est horrible ! Tout de même, il faut du courage pour se marier avec cela !
Après avoir fait un petit tour en bicyclette, je vais travailler avec M. Renoir et après avoir essayé pendant une heure de trouver un endroit abrité du vent nous finissons par en revenir à la rivière. M. Renoir me donne le conseil de ne pas placer la ligne d'horizon trop haute dans une toile, mais au milieu comme étant le point qui attire le regard, et de ne pas commencer le premier plan trop près et il me démontre combien la rivière a plus l'air de couler et de s'enfoncer dans les arbres qui sont au bout en les plaçant au milieu au lieu d'en haut comme je le faisais. Puis il dit qu'il faut peindre très légèrement pour commencer. Je rentre n'ayant rien fait ; mais contente d'avoir eu une leçon de M. Renoir.
Les journaux apportent de mauvaises nouvelles de Fachoda, quelle question inquiétante, ce serait horrible d’avoir une guerre avec les Anglais, leur marine est si forte, cette idée me navre.
M. Monet nous a montré ses cathédrales. Il y en a vingt-six, elles sont magnifiques, quelques une toutes violettes, d'autres blanches, jaunes, avec un ciel bleu, roses avec un ciel un peu vert, puis une dans le brouillard, deux ou trois dans l'ombre au bas et éclairées des rayons du soleil sur les tours. Ces cathédrales, admirablement dessinées sont faites par masses, et cependant on y découvre chaque détail, elles sont tellement dans l'air. Cela me semble si difficile de ne pas dessiner tous les détails.
Samedi 3 août 1895 :
(...)
Après beaucoup de canotages sous la pluie dans cette voiture nous arrivons à ce pâté de Mont-Saint-Michel, vrai jouet de bébé ; nous ne voyons qu'un sable gris, pas même une ligne de mer. Nous prenons un déjeuner fade avec cette omelette jaune de la mère Poulard et ensuite nous visitons l'abbaye en troupeau comme des moutons. Tout à été restauré dans cette abbaye, il n'y a que le réfectoire et d'autres grandes pièces à colonnes qui m'aient plu ; quant au cloître je le trouve plutôt laid avec ses ornements si lourds. On nous a menées dans les caves, c'est-à-dire, les cachots, cela ne m'intéresse nullement. Lorsque nous sommes revenues, toujours pas de mer ; rien que de la boue autour de ce rocher de carton. Encore un voyage long et fatigant pour rentrer. Au grand étonnement de tout le monde nous disons que le Mont-Saint-Michel est laid.
Je raconte à M. Renoir que j'ai rencontré P. qui m'a engagée à aller voir ses nouveaux Manet qui ne sont pas connus du tout : « Même Manet ne les a jamais vus, auriez-vous dû répondre », dit M. Renoir.