John Russell : Matisse père et fils
- Depuis le palais des Beaux Arts à Lille,
Olivier BARROT présente le livre de
John RUSSELL, "Matisse Père et Fils".
A l'ombre des sévices, même les plus profonds, que Bacon fait subir à la beauté traditionnelle, dort une contre-image ; comme le dit Leiris par ailleurs, la beauté est autant fonction de l'autodestruction que de l'autorégénération et l'impression finale que nous avons en face de toutes les toiles importantes de Bacon est une réhabilitation de la beauté. Si ce n'était pas le cas, l’œuvre de Bacon ne serait plus que du sensationnalisme sans valeur et caricatural. (...)
"Je voudrais avoir une énorme pièce couverte de miroirs déformants du sol au plafond. De temps en temps, il y aurait un miroir normal, intercalé entre les miroirs déformants : les gens seraient si beaux quand ils s'y reflèteraient !".
Bacon gardait dans son atelier un véritable stock d'images : des photographies découpées depuis des années dans des livres, des catalogues et des journaux dont il savait que, tôt ou tard, l'une d'elle se trouverait au sommet de la pile au moment propice.
Jongler avec les éléments de la figuration est une chose ; réinventer la tête humaine en est une autre. (...) L'image n'est ni fixée en un lieu, ni finie, ni descriptive ; pourtant elle nous dit, plus pleinement, et avec plus de sincérité qu'un portrait traditionnel, à quoi cela ressemble d'être un homme. Elle fait naître en nous le sentiment que les images du passé étaient d'une injustifiable neutralité à l'égard de la nature humaine, et cette nouvelle manière de la présentée n'est possible que par la peinture. La peinture revendique ici ses droits.
Autrefois l'art vivait d'art, et ne vivait que de cela. Un étudiant des beaux-arts, c'était un individu qui voulait apprendre quelque chose sur le "Grand Art", et un artiste celui qui le pratiquait. L'art était une science supérieure, comme la médecine, et il y avait toute une hiérarchie reconnue de réalisations jalonnant la distance qui sépare l'apprenti du maître. (...) Tout cela était codifié et l'étudiant qui ne connaissait pas ses règles avait de mauvaises notes. L'art ne fréquentait que ses semblables et se perpétuait lui-même : regarder à droite ou à gauche équivalait à un suicide professionnel.
Mais de temps en temps, quelqu'un osait dire (...) qu'il y avait d'autres manières de peindre un tableau que d'aller voir ce qui avait déjà été fait en essayant de faire aussi bien. Aussi longtemps que le "Grand Art" détint le quasi-monopole de la production des images, cette progression fut lente et contestée. Mais à partir du moment où la photographie s'est répandue, où les journaux se sont illustrés et où la publicité à grande échelle a transformé les rues des grandes villes en une galerie démocratique, le "Grand Art" s'est trouvé en difficulté. Ce n'est pas qu'il ait perdu ses prérogatives, mais son message n'était plus qu'une expérience parmi d'autres.
Il n'a jamais lu jusqu'au bout un mauvais livre, ne s'est jamais arrêté sur une pensée vaine, n'a jamais fait une remarque banale. Combien d'entre nous peuvent en dire autant ?
Une fois choisie son échelle de valeurs, il n'en dévia pas, depuis ses débuts jusqu'à l'époque où il était devenu l'un des artistes les plus recherchés de la peinture européenne contemporaine.
Avant-propos, John Russell
Il eut des amis, mais aucun disciple. Ce qu'il faisait n'était pas imitable. (...) Bacon resta isolé, à l'écart du "nouvel art". Son isolement, il le cultivait. Il était à maint égard plus stoïque que romantique ; mais de même qu'il aimait glisser d'un monde dans l'autre à minuit, et faire figure de simple visiteur dans chacun, il éprouvait un plaisir indéniable à avoir l'air d'un homme à part dans tout rassemblement d'artistes. Il eût aimer à déceler, où qu'il se trouvât, une plus grande ouverture d'esprit. Il n'existe pas, cependant, d'œuvres d'art importantes qui aient été produites dans un état complet d'isolement. Bacon assimilait tout ce qui passait à sa portée, même si cette assimilation était suivie d'une rigoureuse décantation.
bien que de nombreux artistes aient fait un usage direct de photographies, Bacon est le seul à n'avoir emprunté à la photographie que son attitude initiale : la volonté de considérer comme vraie une image déformée ou invraisemblable.
Dans ses œuvres tardives, tendues et sèches, Stravinski s'insurge contre la masse indifférenciée des sons qui nous inonde. Bacon, tout aussi concerné par la surabondance d'images caractéristique de notre société moderne, désirait opposer à ce flot indifférencié d'horreurs visuelles une image unique qui, arrêtant les regards incertains, ferait s'écrier au spectateur : "Ceci donne un nouveau sens à la vie."
Bacon déclara un jour, à propos de l'usage des photographies : "Je me considère comme une espèce de machine pulvérisatrice dans laquelle est introduit tout ce que je regarde et tout ce que je sens. Je me crois différent de ces vautours des mass media qui utilisent les photographies plus ou moins telles qu'elles sont, ou qui les découpent pour les arranger différemment. La réalité littérale de ces photographies ainsi employées - même si ce ne sont que des fragments - empêchera l'apparition de véritables images, parce que l'essence des apparences n'a pas été suffisamment digérée et transformée. Dans mon cas, les photographies deviennent une sorte d'humus à partir duquel les images émergent de temps à autre. Les images peuvent être en partie conditionnées par la teneur des matériaux introduits dans le pulvérisateur."
"La peinture a été libérée, seulement personne ne sait que faire de cette liberté".
Francis Bacon