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    franceflamboyant le 12 juillet 2020
    Victor était certes un scientifique mais il était un casse cou et un flambeur qui aimait qu'on l'encense. En touchant terre, il se félicita lui-même en consultant ses radars. Il venait de battre un record et on en entendrait parler ! Toutefois, il n'était pas dupe. Ce qu'il avait aperçu flottant à plusieurs reprises, c'était bien des sacs plastiques et il devait y en avoir sur ce sol non atteint par l'homme. Ainsi, ce qui était si toxique dans nos sociétés finissait malgré tout par arriver ici ! Qu'en était-il désormais de l'énigme des Abysses si une chose pareille pouvait se produire ?  Maîtrisant un sursaut horrifié, il se concentra sur ceux qui le contemplaient à cet instant. Ce grand poisson cabossé, cette gorgone inquiétante, cette anémone de mer translucide, ces éclats d'or et d'argent, ces couleurs violentes soudain dans cette nuit de l'océan...Faudrait-il venir inquiéter leurs vies étranges, modifier leurs habitudes, les parquer, les détruire ? Et ces minéraux ? Et ces sources ? Et l'écorce même de notre bonne vieille terre ! Faudrait-il tout utiliser, tout pressurer ? Le scientifique, qui avait été croyant un temps avant de devenir très matérialiste, se souvint d'un texte qu'il avait sur lui un impact certain dans sa jeunesse. Vous aurez beau écouter, vous ne saurez pas...non, vous ne comprendrez ...oui, c'était cela Vous aurez beau écouter, vous ne comprendrez pas ; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas : le cœur de ce peuple s'est alourdi...Qui avait écrit cela ? Matthieu, il lui semblait bien. Drôle d'endroit pour se souvenir d'un évangéliste. Mais ces mutations climatiques, cette nature épuisée, ces animaux conduits aux abattoirs, cette consommation éhontée, ce règne de la matière plastique...Alors qui écouteraient ceux des Abysses ? Qui les verrait vraiment ceux dont les corps n'arrivaient de très dégradés en surface à cause de la pression ? Qui n'aurait pas le cœur trop alourdi pour ne pas se déclarer maître des lieux, commencer à exploiter, à rentabiliser, à faire exploser les marchés? La frayeur s'empara de Victor mais il se raisonna.
    Non, les obstacles étaient nombreux. Et puis, ces univers là n'étaient pas à la portée de tous. Ils recelaient tant de pièges, restaient si énigmatiques qu'en découvrir une parcelle n'avait aucune signification profonde. Ce ne serait guère possible. Tout se déroberait, tout resterait sibyllin, comme l'étaient ces silhouettes qu'il avait entraperçues et qui allaient vaquer plus loin à des occupations qui ne le concernaient pas. 
     Il poussa un soupir de soulagement puis avant d'amorcer sa remontée, il réussit à rester heureux...Les énigmes des Abysses n'étaient pas prêtes d'être résolues...
    glegat le 12 juillet 2020
    L'île aux livres (nouvelle version du 21 juillet)

    Première partie
    (Illustration inédite d'Emilie Troger)

    « Il peut se faire qu'une vérité soit plus étrange que toutes les fictions. »
    Edgar Allan Poe

     Nous faisions route vers les mers du sud à bord du clipper « l’Artémis ». Partis de Londres au début du mois de mars, nous étions à mi-chemin de notre destination ; le port d’Hankou, situé au confluent de la rivière du Han et du Yangzi Jiang.

     Ce magnifique trois-mâts jaugeait neuf cents tonneaux et filait à dix nœuds vers les quarantièmes rugissants. En plus du capitaine et de ses seconds, nous étions vingt hommes à bord, tous recrutés spécialement pour cette mission : ramener 600 tonnes de thé à Londres avant l’hiver.

     J’avais dix-huit ans et c’était mon premier voyage au long cours en qualité de simple matelot. Dans ma famille, nous étions marins de père en fils et je n’avais guère réfléchi au danger que pouvait représenter un tel périple. Le métier de marin était pour moi le seul envisageable. Bercé dès ma plus tendre enfance par les récits de mon père et de mon grand-père, mon goût pour les excursions et les aventures maritimes s’était renforcé ensuite en lisant Jules Verne. Ma passion pour la navigation en haute mer contribuait à exalter mon envie d’écrire et de raconter mes péripéties. Je n’avais qu’une crainte, celle d’une mort banale et soudaine qui ne m’aurait pas laissé le temps de transmettre mon récit.

     Mon vœu le plus cher était de vivre des aventures extraordinaires comme celles que racontait mon père à la veillée. Hélas ! Il n’était plus là pour narrer ses exploits et me décrire les contrées lointaines qu’il avait visitées ou pour m'expliquer les mœurs insolites des indigènes. En 1873 Il avait quitté Portsmouth à bord du HMS Duncan pour participer à une expédition scientifique qui devait le conduire en Australie puis au japon. Deux mois plus tard, son navire et tout l’équipage avaient disparu corps et biens quelque part au large de la pointe sud de l’Afrique. Personne ne sut jamais les circonstances ni le lieu exact du naufrage. Plus de dix ans après, en m’embarquant dans cette même direction, j’étais saisi par la peur d’hériter d’un si funeste destin, mais cette crainte était tempérée par l’espoir d’élucider le mystère qui entourait ce drame. En me livrant ainsi aux caprices de l’océan, je souhaitais trouver ma voie et acquérir les connaissances que mon père n’avait pas eu le temps de me transmettre.

     Notre plan de navigation nous contraignait à passer en plein milieu de l’Atlantique Sud. Nous avions prévu de faire escale sur Tristan da Cunha pour nous réapprovisionner en eau potable, mais une violente tempête nous détourna à quelques nautiques de là, vers l’île inhospitalière de Nightingale.

     La vie ne se déroule pas sur un chemin tracé d’avance et nos efforts pour lui donner une direction sont parfois contrariés par un simple coup de vent.

     Notre capitaine, George Moodie, marin endurci et expérimenté, fit preuve d’un grand sang-froid et conduisit les manœuvres avec lucidité.

     Les déferlantes s’abattaient sur le pont comme de véritables chutes d’eau et catapultaient l’Artémis vers le bas, à l’intérieur des vagues. Le clipper menaçait de se mettre en travers ou de chavirer. Seuls les matelots les plus aguerris étaient demeurés sur le pont avec les officiers, le reste de l’équipage s’était réfugié dans la cale. Dans un premier temps, Moodie fit affaler et enrouler les voiles. Ensuite, il mit la barre au centre afin de laisser le bateau en proie aux éléments. Par bonheur, la côte n’était pas sous le vent. Nous parcourûmes ainsi quelques milles et lorsque la force du vent s’atténua, il fit choquer la grand-voile. La dérive induite par cette manœuvre provoqua un remous protecteur contre les vagues. Après quelques heures de lutte, la tempête s’apaisa et le capitaine ordonna de mouiller à environ une encablure de Nightingale.

     Cette île inhabitée, la plus isolée du monde, était seulement peuplée de manchots et survolée par des albatros et des grives. Notre capitaine décida toutefois d’envoyer quelques hommes en reconnaissance pour rechercher des sources d’eau douce. Je me portai volontaire.

     Après l’épreuve que nous venions de surmonter, j’étais heureux de pouvoir poser le pied sur la terre ferme.

     Le rivage se limitait à une exiguë bande de sable noir qui venait buter contre les pattes griffues d’une falaise volcanique. À l’intérieur de l’île, nous eûmes la surprise de découvrir une végétation riche et dense.

     Alors que je suivais le petit groupe, mon attention fut attirée par le gargouillis d’un ruisseau. Je marquai un temps d’arrêt, tandis que mes acolytes poursuivaient leur exploration.

     À cet instant ma vie prit un tournant radical.

      Je sentis le sol s’affaisser sous mes pieds, j'eus la sensation de tomber dans une sorte de puits et sans que j’aie eu le temps de réagir, je me retrouvai quelques mètres plus bas, inconscient.

     Après une durée indéterminée, je me réveillai dans une espèce de hutte, allongé sur un lit de paille. Un vieil homme, au regard bienveillant, m’observait en silence. Ce qui me frappa en premier fut ses yeux très sombres dans lesquels brillait pourtant une lumière, comme un reflet de lune. Son visage maigre et longiligne aux pommettes saillantes était obscurci par une barbe mal taillée. Il s’exprima en français. Je n’avais aucune difficulté à le comprendre, étant moi-même d’origine française par ma mère qui a fait mon éducation dans cette langue.

    — Je vous ai trouvé inanimé dans un trou quelque temps après avoir observé un navire prendre le large, me dit-il, reposez-vous, il n’y a rien de mieux à faire pour le moment.

     J’essayai de lui répondre, mais aucun son ne sortait de ma bouche, j’étais encore trop faible. Mes pensées étaient brouillées, je songeai à mes compagnons de voyage et après avoir entendu les paroles de mon hôte je commençai à douter de les revoir jamais.

     Quelques jours passèrent et je pus me lever. J’appris que mon sauveteur se prénommait Jorge et qu’il vivait en solitaire sur l’île depuis de nombreuses années. L’homme était avare de gestes et de paroles, mais cette sobriété n’était pas une marque d’indifférence. Il semblait prendre à cœur de rendre mon séjour supportable. Au milieu de cette nature sauvage, sans doute devait-il éprouver un certain réconfort d’avoir à ses côtés quelqu’un avec qui il pourrait plus facilement faire face aux difficultés. Ce qui me frappait le plus était son calme imperturbable. Confronté à une telle adversité le plus courageux des naufragés aurait fini par perdre la raison, mais lui était serein, tranquille, comme habité par un objectif qui le garantissait du désespoir.

     Sa conversation était rare, mais suffisante pour que je puisse prendre la mesure de son immense érudition. Il était polyglotte et scientifique, ses connaissances s’étendaient aussi aux domaines de la littérature et de la philosophie. Il restait très discret sur son histoire personnelle, cependant il me confia qu’au cours de sa vie il avait eu le loisir d’étudier et de voyager à sa guise. Ainsi confiné dans cet univers carcéral j’avais l’impression d’être Edmond Dantès recueillant les secrets de l’abbé Faria.

     Avec l’aide de cet énigmatique personnage, ma vie s’organisa peu à peu sur l’île. La nourriture n’était pas variée, mais suffisante. Manchot rôti, petits poissons et baies composaient le menu quotidien. Chaque matin, Jorge disparaissait et me rejoignait seulement le soir après le coucher du soleil. J’étais intrigué par son étrange attitude. Je l’interrogeai sur les circonstances qui l'avaient conduit à se retrouver seul sur cette île et aussi comment il avait pu survivre pendant toutes ces années dans une solitude extrême.

    — Je ne me plains pas, car j’ai de nombreux amis qui me tiennent compagnie, me répondit-il.

     Cette réponse laconique ne satisfit pas ma curiosité et comme j’insistai pour en avoir plus, il se résigna à me présenter ses "amis". Un matin nous prîmes la direction du sud. Le soleil était au quart de sa course, il jouait à cache-cache avec les hauts feuillages. Cette alternance d'ombre et de clarté projetait sur le sentier comme un clapotis de lumières. Quelques frêles nuages d'un blanc très pur se détachaient dans le bleu limpide du ciel. L'air vibrait en harmonie avec les couleurs qui semblaient s'être échappées d'un tableau de maître. C'était une journée extraordinaire.

    À suivre...
    glegat le 12 juillet 2020
    L'île aux livres
    deuxième partie

    Nous nous frayâmes un chemin à travers les arabesques de la végétation. Je frôlais à chaque instant des plantes inconnues et magnifiques. Nous étions noyés dans un bain de senteurs lourdes de musc et de jasmin. Au-dessus de nos têtes, des oiseaux exotiques, venus d'un lointain rivage, poussaient des cris pour avertir de notre présence. Nous arrivâmes enfin au pied d'une colline caillouteuse et nous pénétrâmes dans une grotte dont l’ouverture était masquée par des broussailles. Une faible braise couvait près de l’entrée, Jorge y alluma une torche. Le sol était en pente douce et nous descendîmes pendant de longues minutes dans une demi-obscurité. Le passage était étroit, mais assez haut pour que nous puissions marcher sans nous baisser. Nous ressentîmes les bienfaits d'une fraîcheur vivifiante. J’avais le sentiment de me trouver dans la coursive d’un navire abandonné. Les questions se bousculaient dans mon esprit, mais je ne n’osais pas troubler la sérénité des lieux et me laissais guider par mon hôte. Le silence qui nous accompagnait fut bientôt altéré par une sorte de murmure. Les parois de la roche qui nous entourait étaient sous l’effet d’une légère vibration, elles semblaient contenir une pression extérieure qui se manifestait à intervalles réguliers tel le ressac au moment de la marée. C’est alors que je pris conscience que nous étions probablement sous le niveau de la mer, à une profondeur que j’estimais à environ cinquante brasses, soit près de cent mètres. Progressivement, la galerie s’élargissait, je devinais que nous étions proches du but. Jorge se baissa pour ramasser une seconde torche qui était entassée là avec d’autres, il l’alluma à la sienne et planta le manche dans une anfractuosité de la roche afin de mieux éclairer l’espace qui se présentait devant nous. Ma curiosité était à son comble, je m’apprêtais à pénétrer dans l’antre du capitaine Nemo, mais ce que je vis me stupéfia davantage. Je découvris l’impensable !

     Une immense cavité s’ouvrait devant nous et sur toutes les parois étaient disposées des étagères sur lesquelles s’étalaient des milliers de livres. Près de l’entrée, on pouvait lire l’inscription suivante brûlée sur une planche de bois :
    « Nul ne s’élèvera ici au-dessus de quiconque ».

     Jorge s’avança encore de quelques mètres, il leva sa torche et dit :

    — Voilà ! C’est ici que je passe toutes mes journées. J’ai appris à vivre sans la compagnie des hommes. Je n'ai qu’à tendre la main pour saisir le monde. J’ai le pouvoir de sortir du sommeil tous les explorateurs, les savants, les poètes qui attendent ici d’être sollicités pour exposer leur vérité. Le contenu de ces ouvrages est infiniment supérieur à n’importe quelle conversation. Même les écrits du plus faible esprit seront toujours un niveau au-dessus de ce qu’il peut communiquer par la parole.

    Il resta quelques instants silencieux puis il reprit :

    — Nous sommes loin de l’agitation du siècle et des funestes perspectives du progrès mécanique. Dans ce havre de paix, au milieu de cette nature vierge, j’ai trouvé le repos de l’âme. Je rêve de fonder ici une colonie, un Nouveau Monde libéré des pulsions mortifères qui animent les humains. La volonté de domination par le pouvoir et l’argent sont les causes du malheur des hommes. Je dois d’abord assimiler le savoir contenu dans ses livres pour construire les bases d’une nouvelle constitution universelle.

     Je restai médusé par ce spectacle et les propos de mon compagnon d’infortune avivaient ma curiosité. Tous ces volumes alignés, objets d'une telle dévotion, m’inspirèrent un sentiment de respect. J'avais trouvé le mentor qui allait parfaire ma formation intellectuelle. Cette perspective me réjouissait, car elle s'accordait assez bien avec ce que j'étais venu chercher dans cette aventure. Perdu dans cette immensité, au milieu de nulle part, j’avais plus que jamais besoin d’un guide.

     Jorge, heureux de l’intérêt que je portais à ses explications, poursuivit sur le ton de la confidence :

    — Le livre n’est pas un objet. C’est un magicien, un ensorceleur qui vous transporte au-delà du réel, il suspend le temps, trouble les esprits et fait chavirer les cœurs. Il chasse les fantômes, mais convoque les démons. Il exhale mille senteurs enivrantes, mais absorbe votre âme. Il enflamme les peuples et fait abdiquer les rois, sème le désespoir et provoque l’extase. Ouvrir un livre c’est comme ouvrir les yeux sur le monde. Les écrits sont la quintessence des hommes. Le livre est le trésor des remèdes de l’âme, mais il est aussi un opium capable de vous tuer.

     Au lieu de m’apporter une réponse, ce discours ne fit qu’ajouter des questions à celles que je me posais déjà.

     Je ne pus rien apprendre de plus. J’imaginais que le navire qui l’avait conduit sur Nightingale transportait une immense bibliothèque destinée à un puissant personnage. Une tempête l’avait jeté sur la côte avec les débris du bateau. Mais comment expliquer que tous ces livres ne soient pas détériorés par l’eau ? Et pourquoi les avoir transportés dans un tel endroit ?



     N’ayant rien d’autre à faire, je l’accompagnais chaque jour à la grotte et il me transmit sa passion dévorante. Des semaines, des mois, puis des années passèrent, nous consacrions l'essentiel de notre temps à la lecture. La bibliothèque était d’une extrême richesse et abordait tous les sujets. Il y avait des ouvrages d’astronomie, de biologie, d’histoire, mais aussi des romans, c'est ainsi et je pus lire les œuvres complètes de Walter Scott, de Fenimor Cooper et d’Alexandre Dumas. Le temps passait paisiblement sur cette île où le chant merveilleux des grives accompagnait nos rêveries.

    À suivre...
    glegat le 12 juillet 2020
    L'île aux livres
    Suite et fin

    Je me rendais souvent au bord de l’océan. Je longeais la côte en passant d’un bloc rocheux à un autre, la végétation était rare. Sur les hauteurs, je dénichais parfois des œufs d’albatros laissés provisoirement sans surveillance. À chacun de mes passages, je scrutais l’horizon dans l’espoir d’y apercevoir une voile ou une traînée de fumée, mais les navigateurs semblaient avoir déserté cette route maritime. Il m'était de plus en plus difficile d'imaginer qu'un jour je pourrais retrouver la civilisation. Mais quelque chose en moi m'empêchait de renoncer et la présence de Jorge m'aidait à ne pas sombrer dans la mélancolie. Sa passion pour les livres semblait occuper totalement son esprit et son entrain à se rendre chaque jour à la bibliothèque était communicatif. Il ne redoutais qu'une chose ; devenir aveugle et être ainsi privé de son pain quotidien, la lecture. Cependant, il commença à montrer quelques signes de fatigue. Je remarquais que sa santé déclinait, son humeur changea. Il marchait d’un pas mal assuré et sa myopie était telle que son nez touchait presque le papier lorsqu’il lisait. Un jour, je lui demandais combien de livres il avait lus. Il me répondit qu’il ne le savait pas exactement, mais, en revanche, il savait combien il lui en restait à lire.

    — Seulement vingt-cinq ! me dit-il avec une pointe d’amertume.

     Je lui demandai comment il emploierait son temps lorsqu’il aurait tout lu. Il me regarda avec une expression étrange, comme si ma question était saugrenue ou incompréhensible.

    — Ce que je ferai ? Dieu seul le sait !

       Cette répartie me troubla car elle me laissait penser que Jorge avait renoncé à son noble projet. Avait-il d'ailleurs les moyens de fonder cette nouvelle communauté dont il m'avait parlé avec tant de conviction ? N'était-ce pas le délire d'un être sensible perturbé par une solitude prolongée ?

     Bientôt, il ne lui resta plus que trois livres. Le déclin de ses forces semblait directement proportionnel à la quantité de livres qu’il lui restait à lire. Je lui suggérais d’interrompre ses lectures et de se reposer, mais rien n’y fit.

    — Je ne peux pas m’arrêter, c’est ainsi. Le temps ne compte pas, seul le vouloir détruit…

     Cette réponse sibylline me laissa dans l’expectative. Après réflexion, je crus trouver une explication. Jorge n’était pas affecté par le temps qui passait, mais seulement par son désir de lecture. Sa vie ne se mesurait pas en années, mais en livres lus. Cette intuition se révéla exacte et j’assistai, impuissant, à sa fin. Tous ces ouvrages constituaient pour lui un trésor qu'il avait voulu cacher au plus profond de la terre. Il s'y était accroché comme à une bouée de sauvetage, mais les effets bénéfiques de cette manne n'étaient pas durables. Au fil des jours ses forces déclinaient. Bientôt il dut s’aliter. Il lui restait suffisamment de volonté pour lire, mais cette activité contribuait à son épuisement. Après avoir consulté un traité de phytothérapie, je tentais de le réconforter en lui préparant quelques remèdes à base de plantes, mais rien ne semblait pouvoir combattre le mal qui le rongeait. Au moment où il tourna la dernière page pour lire la dernière ligne du dernier livre, ses yeux se fermèrent à jamais. La peau de son visage, tannée et ridée, sembla subitement rétrécir comme une peau de chagrin. Je contemplais un instant sa maigre face où flottait encore l'ombre d'un regard exprimant l’incompréhension et l’effroi. Jorge emportait avec lui son secret.

     De quoi était-il mort ? D’un excès de nourriture intellectuelle ? D’une malédiction qui pesait sur l’île ? L’une de ses confidences résonnait en moi « Le livre est aussi un opium capable de vous tuer ». Je songeais à une autre explication : au contact de toutes ses lumières, son esprit semblait s’être éteint faute d’avoir été l’artisan de ses propres pensées.

     Je me retrouvais maintenant complètement seul. Complètement ? Peut-être pas, il y avait ses livres. En quelques années et en leur consacrant chaque heure du jour, j’en avais lu près de la moitié. Ce constat m’effraya ! Et si à mon tour, je devais mourir sur cette île après la lecture du dernier livre ? Une pensée me rassura ; il me suffisait de cesser de lire ! Mais ce n’était pas aussi simple. Les livres exerçaient sur moi le même pouvoir que les sirènes sur Ulysse. J’étais sous l’empire de la passion dévorante que m’avait communiquée Jorge.

     Je sentais la folie me gagner ; que pouvais-je faire pour me sortir de ce cauchemar, existait-il un moyen ? Ce que Jorge n’avait pas trouvé dans sa bibliothèque me serait-il permis de le découvrir ? Quel étrange sortilège m’avait conduit sur cette île peuplée de livres. Les livres seraient-ils finalement aussi bavards et incompréhensibles que les hommes ? Je ne pouvais me résigner à cette idée. Est-ce donc cela la vie : un questionnement sans fin où chaque réponse s’ouvre sur de nouvelles interrogations ?

     À l’heure où j’écris ces lignes, je ne peux compter sur aucune aide et il m’est impossible de construire un radeau suffisamment solide, car le bois manque sur l’île. Il ne me reste que le dernier recours du naufragé. Par miracle je dispose de deux bouteilles, j'ai fait un double de ce récit que j’ai placé à l'intérieur de chacune d'elles et c'est avec un ultime et frêle espoir que je les confie aux caprices des courants marins.

     Par pitié, qui que vous soyez, je vous implore, venez à mon secours ! Il ne me reste que quelques livres à lire.

    Robin Torm. Matelot à bord de l’Artemis.
    Nightingale, printemps 1882.

                                                                        ***

     Port de Marseille printemps 1983.

     Au nord du Vieux-Port, près du bassin de la joliette, un petit attroupement c’est formé autour d’un jeune homme au visage rayonnant un peu rougit par l’effet d’une course récente et en proie à une certaine excitation. Celui-ci vient de trouver une bouteille échouée sur le sable. Si l’on en juge par les résidus d’algues et de coquillages incrustés, cette bouteille a séjourné plusieurs années dans l’eau de mer. À l’intérieur, malgré l’opacité du verre, on distingue un rouleau de papier.

      Le jeune homme qui a découvert cet objet est debout face au capitaine du port. Ce dernier, après avoir examiné avec attention la bouteille, fait sauter le bouchon et parvient à en extraire délicatement la missive. ll déroule le document et, devant un auditoire attentif, lit à haute voix le récit du matelot Robin Torm. Sa lecture achevée, il garde le silence un long moment avant de détacher son regard du manuscrit, puis il se tourne vers ses adjoints et annonce d’une voix éteinte :

    — Hélas ! messieurs, nous ne pouvons plus rien pour l’Artémis, ce bâtiment a fait naufrage il y a plus de cent ans.
     L’officier se tait quelques instants et dévisage le jeune homme avec la même acuité que celle requise pour inspecter la coque d’un navire, puis il reprend d’un ton plus enjoué :
    — En revanche, pour l’auteur de cette missive, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Il est devant nous.

      Il explique ensuite que, malgré quelques traces de dégradation qui rendent la lecture difficile, il pense avoir reconnu le papier utilisé pour la rédaction du message. Il ressemble beaucoup à celui qu’on trouve à la papeterie du quartier. Pourtant, il n’a aucune certitude et son ton péremptoire est destiné à impressionner le jeune homme en espérant lui soutirer des aveux. Son scepticisme est davantage inspiré par le côté rocambolesque de l’histoire plutôt que fondé sur des faits objectifs. ll est utile de préciser ici que le découvreur de la bouteille n’est autre que son neveu, dont l’imagination débordante n’a d’égal que son penchant pour le canular. Du moins, telle est sa réputation, car lui-même rejette avec véhémence cette accusation ! Il affirme avoir fait cette trouvaille sur la plage il y a moins d’une heure et soutient par conséquent que cette histoire est authentique.

      À 9000 km de là, au nord des Quarantièmes rugissants, que peut-il subsister de la bibliothèque troglodyte de Jorge ? Une légende ? Des débris épars ? Qu'est-il advenu de la deuxième bouteille ? Nul ne le saura sans doute jamais.

    FIN
    glegat le 12 juillet 2020
    Quelques explications sur l'île aux livres. Après avoir posté ce texte j'ai continué de le travailler et de fil en aiguille il a un peu grossi, d'où une grosse galère pour le faire rentrer dans les deux emplacements du départ. J'ai dû me résigner à supprimer mon premier envoi pour recréer le texte en trois parties.
    franceflamboyant le 12 juillet 2020
    Glegat ! On se suit de près en termes de publication, là  !
    franceflamboyant le 12 juillet 2020
    A suivre...
    glegat le 12 juillet 2020
    franceflamboyant  excuse moi j'aurai du attendre ! J'étais concentré sur mes manip et un peu en galére. Je viens de lire ton texte, toujours aussi travaillé et abouti et cette fois au service de la cause écologique : le monstre des abysses  est un sac plastique ! tout ceci est bien vu ! Bravo.
    franceflamboyant le 13 juillet 2020
    Pour la manipulation, ce n'est pas grave. Pour ce qui est du sac plastique qui serait le monstre, non, je ne pense pas. J'ai relu mon texte en ce sens...
    glegat le 13 juillet 2020
    franceflamboyant   C'est le passage ci-dessous qui m'a semblé exprimer une idée centrale : on s'attend, en explorant des profondeurs/lieux inconnus à faire des découvertes fantastiques, mais finalement le côté fantastique de la vie est juste devant nos yeux, trouver du plastique dans des endroits où l'homme est censé n'avoir jamais été est plus effrayant que de se retrouver face à face avec la plus terrible des créatures des abysses.
    Mais c'est une interprétation personnelle.


    franceflamboyant a dit :

    Ce qu'il avait aperçu flottant à plusieurs reprises, c'était bien des sacs plastiques et il devait y en avoir sur ce sol non atteint par l'homme. Ainsi, ce qui était si toxique dans nos sociétés finissait malgré tout par arriver ici ! Qu'en était-il désormais de l'énigme des Abysses si une chose pareille pouvait se produire ?
    franceflamboyant le 13 juillet 2020
    Ah je ne le vois pas comme ça mais je préfère vous écrire sur la messagerie Babelio ! En tout cas, merci de ce regard attentif !
    carolinecomte le 13 juillet 2020
    L`au-delà des dieux  

    Extrait de mon roman, L'au-delà des dieux, chapitre 11 : Quelques lieux sous la mer

    La navigation sur le vaste dos de la mer fut de courte durée. Ezio ne souhaitait pas s’éloigner trop loin du rivage, en cas de problème.

    De quel problème ?

    C’était indéfinissable, mais Thalia lui semblait si imprévisible. Il préférait être prudent.

    Quand Ezio jeta l’ancre, Thalia sut qu’elle allait devoir faire ses preuves. Elle ne se sentait pas vraiment prête, mais, comme Ezio l’avait dit en riant, le moment était venu de se jeter à l’eau. Assise sur le bastingage, son corps celui d’Ezio, Thalia respira amplement et, au signal donné, se laissa tomber par-dessus bord. C’était toujours pour elle un moment délicat. Partagée entre l’ivresse qu’elle ressentirait à glisser dans les ondes et la crainte d’éventuelles mauvaises rencontres avec des monstres marins affamés, son cœur battait trop vite. Elle savait que, dans quelques secondes, l’anxiété l’étreindrait et l’obligerait à crier grâce. Elle avait caché cette faiblesse à Ezio, craignant qu’il ne la dissuade encore davantage de son hasardeux dessein.

    Mais hélas, il allait vite s’en rendre compte !

    Dès que quelques gouttelettes eurent pénétré à son insu dans le masque de plongée, elle paniqua et se précipita vers la surface, remuant ses jambes et ses bras frénétiquement, n’importe comment, au bord de l’asphyxie. Ezio, qui nageait tout contre elle, saisit aussitôt le danger de la situation, la suivit, et l’aida à grimper à bord du bateau. Quand la piètre naïade se retrouva devant lui, hors d’haleine, honteuse, balbutiante, et commença à évoquer sa crainte de se noyer, il l’interrompit aussitôt. Il avait tout compris de lui-même et lui proposa, pour tenter de résoudre son problème d’angoisse, de s’initier immédiatement à la plongée avec scaphandre autonome, nettement plus sécurisante.

    Sans plus attendre, le corps de Thalia se retrouva enserré dans une combinaison isolante et la tête prise dans une cagoule, ustensiles indispensables pour la protéger des sensations de froid habituelles dans les profondeurs. Ezio fixa sur son dos une bouteille contenant du gaz comprimé qui assurerait sa respiration et lui expliqua comment s’y prendre afin de résister à la pression de l’eau, comment veiller à respecter des paliers de décompression. Enfin ils se jetèrent en arrière, ensemble, dans la mer onduleuse, telle qu’Homère la qualifiait parfois dans son Odyssée. Thalia avait de plus en plus coutume de penser et de s’exprimer en reprenant ce langage lyrique si particulier qui lui plaisait tant.

     Ezio avait raison.

    Thalia réalisa aussitôt que tout se passerait mieux.

    C’était merveilleux de ne pas se retrouver en apnée, suffocante, de ne pas être contrainte de devoir happer un peu d’air à la surface à tout bout de champs, de mieux observer le monde sous-marin au travers d’un casque approprié. Enfin, l’incommensurable bonheur de se sentir en apesanteur, d’échapper à la gravitation, de découvrir la vraie signification du terme « avoir la glisse », réjouit son cœur et ce fut extraordinaire. La présence d’Ezio la rassurait pleinement. Il la guida vers ce « Monde du silence » dont le commandant Cousteau avait si souvent peuplé ses rêves, ou celui de « Vingt mille lieues sous les mers », ce roman de Jules Verne qui lui avait donné goût à la lecture quand elle était encore petite fille.

    En évoluant parmi des bancs de rascasse, de daurades, de demoiselles à bandes noires, Thalia se ressourçait. Une étonnante force nourrissait ses muscles et elle eut l’impression de se métamorphoser en déesse des mers et des océans, à l’instar de Poséidon ; elle était soudain aussi puissante que lui, brandissant son trident redouté, déchaînant les tempêtes ou calmant la fureur des vagues, à sa guise, applaudi par les dauphins, ses alliés.

    Ezio veillait sur Thalia, attentif à ce que ses rêveries ne l’entrainent pas à commettre de fatales erreurs. Le couple de plongeurs ne descendit donc qu’à dix mètres sous l’eau. C’était suffisant pour une première leçon.

    Thalia était heureuse.

    En osmose avec le milieu subaquatique qui l’avait toujours envoûtée.

    Devenue héroïne de films comme « Le Grand bleu », « Abysse », ou « Aquaman ».

     De retour à bord de « Ma beauté », un silence recueilli s’installa.

    Ni Ezio ni Thalia n’eurent envie de partager leurs émotions. Tous deux étaient conscients d’avoir vécu des instants rares de partage, entre eux, avec l’élément liquide qu’ils affectionnaient, avec les dieux qui les avaient protégés. Leurs êtres vibraient à l’unisson de cette nature indomptable qui, cette fois, les avait bercés en son sein.

    [...]


    Extrait de L'au-delà des dieux, chapitre 12 : Plongée en eaux troubles

    Dès ses premiers instants de plongée vers les eaux sombres, une sourde angoisse étreignit son cœur, mais, ainsi que Ezio le lui avait enseigné, Thalia réussit à dompter sa respiration et tout rentra dans l’ordre. En toute sérénité, elle continua à glisser vers les hauts fonds jusqu’à ce que ses palmes eussent de plus en plus de mal à la propulser ; les eaux devenaient très lourdes ; l’effort à fournir était de plus en plus intense. Une épaisse couche de boue brunâtre tenta de l’enliser lorsqu’elle atteignit le seuil des cinquante-cinq mètres. Même en essuyant le hublot de son casque régulièrement, la visibilité se réduisait considérablement. Il n’y avait plus de poisson, plus de plancton.

    Était-elle en enfer ?

    Ainsi qu’on le prétendait ?

    Thalia insista et, aidée du petit piolet dont elle s’était munie, se fraya un passage dans cette sorte de vase épaisse et gluante. Elle songeait au commandant Cousteau qui avait effectué cette aventure avant elle pour, au bout du compte, ne rien trouver. Enfin, c’est ce qu’en avait relaté les médias. Rien n’était moins sûr ! Il fallait persévérer.

    Quelle angoisse !

    Les flots hostiles l’agressaient, l’étouffaient ! Nilos, Ezio, où étaient-ils ? Thalia avait soif de se retrouver serrée dans leurs bras bienveillants. Il fallait passer outre cette sensation d’abandon et se concentrer sur l’objectif : trouver une porte, une voie, un passage, un vortex. Thalia descendit encore et encore jusqu’à l’embouchure d’une sorte de tunnel où l’eau était condensée entre deux parois rocheuses. On y voyait à nouveau comme en plein jour. Brusquement, Thalia fut aspirée par un fort courant ; c’était vertigineux ; parfois elle était précipitée violemment contre une des parois, puis contre l’autre, mais, bizarrement, cela ne lui causait aucune douleur.

    Soudain cette course infernale cessa net.

    Thalia était paralysée.

    Immobile en suspension dans l’eau.

    Elle reprit ses esprits avec peine, enfin, elle avait touché le fond. Ses palmes reposaient sur une surface mousseuse, assez douce, tiède et accueillante ; plus de parois autour d’elle mais une étendue d’eau claire, d’un beau bleu lagon ! Elle osa faire émerger sa tête, puis son corps, et, en frottant la visière de son casque de scaphandre pour mieux voir, elle fut saisie de surprise.   Devant elle, une petite plage de sable fin se dorait sous les rayons d’un beau soleil, roi d’un ciel d’azur d’une pureté infinie.

     C’est alors que Thalia 2 se manifesta puissamment dans l’esprit de Thalia 1, demandant l’autorisation d’intervenir. Ce qui lui fut accordé instantanément.

     Un nuage léger et cotonneux jaillit du nombril de Thalia 1, se positionna devant elle, tournoya doucement autour de son cou, le caressant tel un foulard de soie infiniment épris de son hôte, et s’envola en direction de cette étrange plage.

    Tout le temps de la descente vers l’inconnu, le double de Thalia ne s’était pas exprimé. La conclusion s’imposait : le phénomène d’ubiquité ne pouvait se produire que hors de l’eau. Il était difficile de savoir pourquoi, mais le dédoublement n’était possible qu’au contact de l’air.

    Thalia 1 scruta sa montre : il ne restait plus que dix minutes avant de devoir remonter à la surface du lac, en respectant les paliers de décompression obligatoires. Un stress intense accéléra dangereusement les battements de son cœur.

     Thalia 2 s’éloignait.

    Qu’allait-il arriver ?

    Fallait-il la suivre ou l’attendre ?

     Thalia 1 choisit de patienter ; c’était plus prudent de d’abord observer la situation par l’intermédiaire des yeux de Thalia 2, envoyée en éclaireur.

     Cela valut la peine : un groupe de garçons s’avançait vers Thalia 2. Ils la frôlèrent sans la voir ; elle devait s’être rendue invisible.  Ils étaient nus et coiffés d’une sorte de casque, de bonnet phrygien, ou de houppe, on ne savait pas bien. Ils se mirent à chanter, à jouer un air joyeux et vif où les cymbales s’unissaient aux tambours pour créer un rythme endiablé, à danser d’une manière si légère, si aérienne, qu’on aurait cru qu’ils volaient.

    Quelle splendeur !

    Le temps était suspendu.

    La sonnerie de sa montre bardée de haute technologie rappela Thalia à l’ordre. Il devenait dangereux de s’attarder. Thalia 1 envoya un SOS à Thalia 2 par pensée interposée ; cette dernière revint, vive comme le vent, et s’inséra aussitôt en son cœur.

    La remontée vers la surface du lac se passa sans encombre. 

    Caroline Comte @Caroline Comte
    glegat le 13 juillet 2020
    carolinecomte  Une plongée rafraîchissante dans un monde féerique, merci pour ce partage.
    karimamedebi le 15 juillet 2020
    Merci `Darkhorse pour ton retour ... un final ... terrifiant je dirais ... si j'ai réussi à vous emporter avec moi dans ces abysses.
    carolinecomte le 15 juillet 2020
    glegat a dit :

    carolinecomte  Une plongée rafraîchissante dans un monde féerique, merci pour ce partage.


    Bonjour, un grand merci pour m'avoir fait part de votre sentiment, je suis très heureuse si je vous ai fait passer un bref mais agréable moment.
    Eden07xx le 19 juillet 2020
    Titre : La Minerve
     
    Partie 1

     2019

    Il avait disparu sans laisser de traces.

    Pouf ! Comme ça, volatilisé, englouti par les profondeurs abyssales qui ne rendent jamais ce qu'elles ont pris.

    Que de sous-marins sont restés dans les mémoires pour leurs naufrages inexpliqués !

    D'autres demeurent oubliés, effacé de la surface de la Terre comme des mémoires, exceptés celles des proches qui sont moins enclins à tirer un trait sur l'affaire. Celui dont nous allons vous narrer l'histoire appartient bien à la deuxième catégorie.

    En 2019, on l’extirpait enfin de sa cachette, on lui avait retiré son écharpe aquatique de secrets. Il était bien là, sous une tonne d’eau sans pitié, qui voulait le conserver pour l’éternité, comme un trésor. Les plongeurs avaient été plus forts.

    « La Minerve »...un nom évocateur. Ses passagers auraient eu besoin d’en porter une s’ils en étaient rescapés, tant ils avaient été secoués. Malheureusement ils n’eurent pas cette chance...

    1968

    Le journal du matin était posé sur la table. Triomphal, évidence flagrante et irréfutable que le pire s’était produit.

    Olivier le prit dans ses petites mains potelées afin de le lire plus en détail. La maîtresse disait qu'il était le plus fort de sa classe en lecture, il en était très fier.

     

    « Naufrage mystérieux pour un sous-marin français, une pièce importante sur l’échiquier de la guerre froide qui disparaît »

    Aguicheur et succinct.

     

    Le petit garçon ne comprenait pas tout. Cependant, la fatalité de ce titre lui sautait aux yeux.

    L’article s’épanchait plus en détails, horaires, matériel. Tout cela n'intéressait pas notre protagoniste.

    Dans la liste des 52 noms de l'équipage, un en particulier attira le regard du garçon. Ses yeux furent happés comme le papillon est attiré par la lumière.

     

    Son père. Son père était sur la liste. Son père était sous l'eau.

    Ayant visité beaucoup de sous-marins, Olivier comprenait par déduction que si son père était coincé sous la mer, il était mort. Mort...

     

    Une larme coula sur sa joue. Le petit garçon la regarda glisser. Elle atterrit pile à l'endroit où sa mère en avait versée une semblable.

    Cette dernière entra dans son dos et se jeta sur le bout de papier.

    « Ne regarde pas ça voyons ! Ça n’est pas de ton âge ! »

     

    Pourtant il avait bien compris. Trop bien.

    Et il voulait en savoir plus.
    Eden07xx le 19 juillet 2020
    Partie 2

     
    Il n’était pas à sa place, gamin voguant sur les quais, entre des ivrognes et des prostituées. Il était tard le soir.

    La lune nimbait l’endroit d’une lumière irréelle et spectrale.

    Olivier avait entendu la radio. Tout le monde était au courant que le sous-marin avait disparu. Pourtant, personne ne l'avait serré dans ses bras, personne ne lui avait offert des mouchoirs pour sécher ses larmes.

    Etait-ce trop demander, un peu de sollicitude ? Le monde était si froid...


    Le petit garçon balayait la scène du regard, marchant dans les pas de son père, sachant qu'à l'endroit où il se trouvait, ce dernier avait respiré, avait discuté avec les autres membres de l'équipage, enfin, sachant qu'il avait vécu en ces lieux.

    Il voulait trouver un indice, un message qu'il lui aurait laissé. Il était prévoyant.
     

    Mais son père ne savait pas qu'il allait mourir. Pourquoi lui aurait-il glissé un mot entre deux pierres ? C'était d’un invraisemblable !

    Après la détresse vient la colère. Olivier voulait trouver qui avait tué son père.

    Il s’assit sur un muret décrépi et réfléchit.

    Il n’ignorait pas le bras de fer qui s’était engagé entre les deux puissances que sont la Russie et l’Amérique.

    Il avait entendu sa mère dire « tout ça à cause de la guerre froide... »

    Mais il ne voyait pas vraiment quel était le rapport avec la France. Le petit garçon se dit que cette guerre devait être encore plus froide que les eaux qui avaient englouti son père pour qu’elle provoque inéluctablement ce petit frisson chez ceux qui en parlaient...


    Un accent inconnu l'éjecta de ses pensées. On reconnaît un étranger lorsqu’il parle français. Celui-ci avait un accent américain, à n’en pas douter.

    « Je crains que les Français ne veuillent plus collaborer avec nous depuis qu’ils ont l’arme nucléaire...Il était nécessaire de leur rappeler de quel côté il valait mieux être. Vous comprenez n’est ce pas?

    Son interlocuteur lui répondit dans un français impeccable.

    -Oui bien sûr...n’avez-vous pas employé des méthodes un peu extrêmes malgré tout?

    -Non, ce n’est rien de plus que ce qu’il fallait pour les ébranler et les remettre sur le droit chemin. »

    Olivier refusait catégoriquement de croire que ce qu’il entendait avait un rapport avec le naufrage. Et pourtant...


    2019

    Les recherches ont repris. Cela tient plus du désespoir que de l'espoir. Les familles sont brisées par l'ignorance et le secret qui entoure ce naufrage. Celle d'Olivier n'est pas la seule.

    Ce dernier, désormais grand-père, se demande si la discussion entendue il y a de nombreuses années était bien liée à l'événement.

    Il demande adroitement si la cause du naufrage peut être une torpille.

    « Ah non monsieur, nous doutons encore de ce qui a pu faire couler ce sous-marin mais la cause militaire est entièrement écartée.

    Le vieil homme est perplexe. Si la discussion qu'il a perçue est erronée, qu'est-il arrivé à la Minerve S 346 ?
    Eden07xx le 19 juillet 2020
    Partie 3

    La cause militaire est entièrement écartée.

    Cela aurait dû rassurer Olivier, raffermir la certitude que ce qu’il a entendu naguère n’était que balivernes. Il était petit, dans son esprit tout n’était pas clair. De plus, le type avait l’air de savoir de quoi il parlait.

    Pourtant persistait dans un recoin de sa tête un doute, certes atténué par l’assurance d’un professionnel, mais Olivier n’était plus un enfant quémandant des réponses et s’en remettant entièrement aux adultes. Les rides parsemant sa peau étaient aussi profondes que son impuissance.

    La peur. Le doute. La tristesse. Le désespoir et un peu, aussi, la colère. Cet entrelacs de sentiment, ce nœud qui enfle, petit à petit, qui l’oppresse, manque aujourd’hui de l’étouffer.

    Plongeant ses mains dans ses poches, tête baissée, il se fraya un chemin au milieu de cette masse humaine et demeura là, hébété, presque absent.

    Il cherchait à partir de quand tout avait basculé, multipliait les scénarios, répétait la scène, défilait en boucle le gros titre du journal. Les larmes de sa mère, le café qui déborde. Il se rappelle s’en être rendu compte quelques minutes après, et a pour cela a écopé d’une gifle douloureuse, mais…si dérisoire, cette douleur, en rapport à celle qui alourdit chaque jour un peu plus son cœur !


    A quoi bon chercher, s’il sait qu’il n’obtiendra aucune réponse ? Le seul espoir auquel il se raccrochait venait de céder. Il ne lui restait plus qu’à sombrer, comme son père. S’enfoncer lentement dans les méandres des abysses, se laisser engloutir. Il aurait tant voulu stopper l'hémorragie et les milliers de questions qui enflent dans sa tête.

    Un fracas assourdissant le tira de ses pensées. Ou plutôt, sinon un fracas, un cri guttural, à peine humain.

    « Une torpille, j’vous dis ! Une torpille ! »

    Le quinquagénaire releva la tête, intrigué. Une femme aux allures dégingandées hurlait, se débattait en tentant vainement de se dégager des bras des passants. A n’en pas douter, elle s’adressait à l’homme de tout-à-l’heure. Ce dernier répondait par des prémisses d’une logorrhée qui moururent aussitôt sur ses lèvres.

    « Mais nom de Dieu, j’suis pas folle moi, j’vous dis que c’était une torpille !

    - Je ne peux vous croire Madame, ce n’est qu’une hypothèse. Une parmi tant d’autre…

    Hypothèse, hypothèse ! Vous croyez quoi ? C’est pas des supputations, mon p’tit gars, j’l’ai vue ! »
     

    Silence. Il s’était abattu comme un lourd drap blanc sur la population déstabilisée.

    La réaction d’autrui est souvent prévisible, et celle-ci ne fit donc pas exception à la règle. Certains jaugèrent la vieille femme avec un dédain à peine dissimulé, d’autres plus indulgents mais finalement bien pires lui adressèrent un regard dégoulinant de condescendance, certains même passèrent leur chemin en jetant un coup d’œil furtif vers elle.

    La femme, satisfaite de son effet et de constater que personne ne l'empêcherait de parler, continua donc de déverser son argot sur le pauvre garçon apeuré, lui jetant moult insultes toutes faites au visage, débordante de mépris.

    Olivier hésitait. Il risquait de se faire rembarrer comme le passant, mais d’un autre côté il brûlait d’envie de savoir de quoi cette femme présumée aliénée parlait. C’est donc timidement mais déterminé que le vieil homme s’approcha d’elle. La femme ne l’aperçut pas tout de suite. Il toussota doucement derrière elle afin de lui signaler sa présence. Elle se retourna brusquement, sur la défensive, les yeux plissés.

    « Quoi ?

    Bonjour… Pardonnez-moi de vous déranger, mais j’avais une question…
     
    Elle le toisa, perplexe.

    -Heu… Ouais ?

    Sauriez vous dire quel sous-marin a été touché par cette torpille dont vous parliez ?
     

    Elle sembla se dérider un peu, constatant que certains accordaient du crédit à ses paroles malgré tout.

    -C’est la vieille carcasse qu’on a retrouvé là… J’sais plus son nom…

    - La Minerve ? suggéra-t-il.

    - Oui, c’est ça.

    - Merci. Puis-je vous demander..?

    D’où je tiens ça ? Bah c’est pas compliqué, j’y étais, tiens ! »
     

    Flash-Back

    Eté 1968

     
    Elle court sur la plage, cheveux au vent. Boucles qui fendent le ciel bleu. L’air rude claque sur son visage, ses mèches blondes lui obstruent la vue, mais elle s’en moque. Elle court du plus vite qu’elle peut, foule le sable beige de ses pieds. Quelques pas derrière, ses amies marchent lui demandant de les attendre.

    Ensemble ils se débarrassèrent de leurs vêtements encombrants, fébriles, grisés par l’excitation et peut-être le danger. Elle, se jette à la mer, tandis que les autres pataugent timidement. Elle s’enfonce dans les eaux, riant, les éclaboussant, piquant parfois une tête du haut d’un rocher. La belle vie.

     
    Le soleil est haut dans le ciel, et les amies veulent rentrer.

    Elle ne veut pas, conteste, proteste. Les copines s’en vont, furieuses de n’être entendues. Alors elle hausse les épaules et, sans prévenir, fait volte-face et court.

    Elle plonge, s’enfonce dans les eaux froides qui couvrent les cris des amies. Elle nage, elle nage et nage encore, ses bras l’élancent mais elle ignore la douleur. Sous l’eau, elle est bien. Le calme règne en maître, pas de fausses amies pour vous faire la guerre. Elle écrase l’eau, plongeant toujours plus profondément. Bientôt l’air va lui manquer mais elle continue.


    Pourtant un remous brise la fragile quiétude dont elle jouissait depuis peu. Un éclair rouge entre dans son champ de vision, fend les eaux. Elle ne l’identifie pas tout de suite, cette chose, mais elle sent. Elle sent le danger. Un pressentiment étreint sa poitrine. Brusquement elle remonte à la surface, prend une grande goulée d’air pour hurler, s’extirper de la masse d’eau qui lui semble à présent geôlière; se rue sur le sable, et court, encore et encore. Le bruit sourd de l’explosion lui parvient de loin.
     

    2019


    « Et par hasard, sauriez-vous pourquoi un sous-marin russe se trouvait là ? Demanda Olivier, hésitant. »

    Elle le regarda, marqua un temps. Puis, l’air détaché, constata :
     

    « Un sous-marin russe ? Non c’était pas russe, ça. »

    Elle réfléchit quelques secondes puis expliqua :


    « Il était américain. »

    Déboussolé, Olivier ne savait plus quoi penser. On lui assurait que jamais une torpille n'avait atteint le sous-marin...pourtant ce témoin oculaire disait tout autre chose !

    Quelle vérité se dissimulait réellement dans les paroles de cette femme ? Il savait bien que son drôle d'air pouvait lui avoir été conféré par toutes ces années où nul ne la croyait, mais même avec toute la sincérité du monde, elle pouvait se fourvoyer !

    Finalement, le mystère n'avait aucune réponde, même avec toute la technologie moderne. Il pouvait exercer sa liberté de pensée et croire qu'il y avait bien là un geste d'intimidation des Américains, pour raffermir les convictions de leurs alliés dans l'intérêt de cette guerre. Il pouvait aussi croire à un accident. Ou bien ne croire en rien du tout. C'était peut-être bien la meilleure réaction.

    Il gratifia la femme d'un sourire, s'éloigna. Chancelant.

    Il fixa le phare au loin, dans le but de rassembler les pensées disséminées aux quatre coins de son esprit et d'atténuer sa nausée. Il savait ce qu'il lui restait à faire.

    Alors, avec d'infinies précautions, il sortit un mouchoir de sa poche.

    Il l'ouvrit, en sortit une montre.

    Et puis il la jeta à la mer, la regardant se faire malmener par les flots quelques instants, avant d'être entraînée vers les profondeurs.

    Une larme salée alla se joindre au sel de la mer.

    « Au revoir Papa. »

     

                                                                                FIN

     

    Nous sommes 4 amies qui partagent une passion commune pour les mots, sous toutes leurs formes et dans tous leurs états. Merci pour ce concours qui nous a donné l'occasion de collaborer ! (et aussi de nous lancer dans de grands débats sur des détails)

    Ce récit est tiré d’une histoire vraie. La Minerve est un sous-marin qui a disparu le 27 janvier 1968, entre 7 h 55 et 7 h 59 au large du Cap-Sicié avec 52 marins à son bord. Cependant les causes de son naufrage restent inconnues, nous ne prétendons aucunement à donner une valeur factuelle à cette histoire, qui reste après tout une fiction.

    En espérant qu'elle fut agréable à lire,

    Eden, Julia, Salomé, Louisa
    glegat le 19 juillet 2020
    Eden07xx  Merci aux quatres auteurs, je ne connaissais pas l'histoire tragique du SM La Minerve. La narration est solide et homogène le quatre mains ne se voit pas. J'aurai aimé plus de mystère et de fantastique, mais j'ai quand même apprécié votre version.
    Eden07xx le 19 juillet 2020
    Collecti  Merci pour ce commentaire qui nous fait très plaisir ! Pour le fantastique...nous avons préféré nous abstenir et rester ancrées dans le réel. Mais nous prenons notes 😉





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