| vibrelivre le 11 mai 2021
Elle n'est pas trouvée. Quoi ? - La Grâce
Je ne le sens pas bien, ce thème, déjà quand je le sens, ce que je peux écrire n'attire l'oeil de personne, ou alors celui d'un lecteur qui prend le temps, comme ça, parce qu'il en a, pour se le changer, et ça le change, en fait, ça lui fait plaisir, les mots, la façon de les poser, leur manière à eux de jouer du hautbois, ça ébranle quelque chose en lui, quoi, je ne sais pas, c'est comme si l'on renversait une clochette, oh, discrète, la clochette, réservée, presque silencieuse, intérieure même, dont le battant éveille un écho fragile, un son d'enfance, des pensées qui vont de connivence ; l'appel argentin invite à un voyage. Lequel ? Qu'importe ? Pourvu que … Je le bénis ce lecteur, mon frère, mon semblable. Mais, cette fois-ci. que je ne le sens guère, le thème, je ne lance pas même une bouteille à la mer, j'envoie un frêle esquif au naufrage. Pourtant l'Espérance est violente. A moins que Charon ne s'empare de la coque de noix, peut-être son histoire résonnera-t-elle au creux d'un coquillage. Et cela ne fait rien, ou presque, ou... chut ... s'il est introuvable. De toute façon, ça ne changera rien au résultat. Il y a belle lurette que mon galion gît au fond d'une mer défunte avec ses coffres de colifichets d'inanité sonore. Les poissons passent devant eux la bouche fermée pour ne pas avoir à les attraper. Les eaux sont déjà si polluées. Et nul filet ne viendra les repêcher : aucun miracle ne sortira des mailles. Tout écrivain, surtout s'il est bon, dira qu'il est un artisan. L'artisan a la main, il touche, palpe, frôle, caresse, et sûr que sa main, elle provoque un frisson comme magnétique, secoue tel un courant électrique : les yeux s'ouvrent, le ventre se dilate, l'esprit court comme un cheval qui redevient sauvage ; le large emplit ses narines. Le je est un autre, celui de l'auteur, celui du lecteur. La chute est libre. Rien n'a de poids. L'artisan voit aussi, juste, loin, là-bas où peu osent aller. Il entend, il écoute, la plainte, l'orage qui gronde, ou la voix de la muse. Dans ses grands jours, c'est l'ineffable même qui lui vient aux oreilles. La pluie a pleuré, et il a cueilli sur sa bouche l'essence de son chagrin, le parfum limpide d'un extrait de poème ! Mais j'ai la main gauche. Je peine à tenir le stylo, et l'encre coule sur le papier, le buvard aveugle boit sans soif les taches inodores qui ne lui parlent pas. Comment émouvoir quand des cahots convulsent ma fiction, défaite avant même d'être faite ? Le cœur est sur la gorge, et celle-ci sur le point de se rendre. Alors j'attrape, comme je peux, un mot, trop altier, je me retiens à un autre, impropre, j'agrippe quelques fils du pompon du manège, et j'éternue deux ou trois guimauves, une poignée de nèfles amères. Mon histoire n'est pas à son aise, elle tangue, elle roule, elle ne trouve pas de rythme qui pulse, et sa petite musique pousse des cris criards qui éloignent comme la crécelle tient à l'écart des malades, ou répète sans vigueur un air déjà familier. Pour l'artisan adroit, le choc est aisé, ou si frapper est difficile, il sait qu'il frappera. Il entend déjà les gens qui pleurent ou rient, goûte le sel des larmes ou l'amertume d'un long sanglot, le sucre d'un sourire, l'indignation acide. Il agite en prestidigitateur sa plume, des sentiments de toutes les couleurs en tombent et fertilisent les pages. La plume devient harpe, et c'est un souffle neuf qui fait bruisser les cordes. Une puissance émane des notes singulières. Mais moi je doute, je doute. Gauche, ma main bégaie des mots sans queue, trace des signes sans tête. Je ne me fie pas à mes sens, ils me trompent, ou manquent de condition. Parfois, une fulgurance dore le papier d'une zébrure, des sons inconnus naissent d'une colère, un esprit subtil dicte des mots d'un autre royaume. Mais l'étoffe est mince, pas de quoi coudre un costume de qualité. Cependant, vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Je ne perds pas courage, et j'oublie, comme un qui se souvient, d'effacer. Je poste le texte imparfait. Et je pèche deux fois par vanité. Comment échapper au narcissisme au temps où les photos tombent sur l'Ipod comme feuilles d'automne un jour de grand vent dans le parc vide ? Les likes fleurissent, myosotis champêtres, herbes d'amour tant recherchées. Mais même les myosotis ne poussent pas dans mon jardin. Le texte prend sa place dans la file. Sans signes particuliers. On le remarquera, s'il est remarquable. Il n'est pas remarqué. Néant, il est. Soit. Un gourmet éloigne en silence un liquide insipide. Mais les rangs sont rompus, et le tohu-bohu joue l'intrus. Des critiques amicales, enthousiastes, généreuses, utiles, accueillent les autres productions. Comme des reflets lumineux mettent en valeur quelques tableaux assoupis dans une salle de musée. Des applaudissements enflammés saluent la performance. Un sourire éclaire un timide visage. Des sillons de lavande libèrent des fragrances de Provence sous un ciel apaisé. Ou c'est un spectateur enfiévré qui tape des mains avant que le mouvement soit terminé. Les critiques ont leur lieu, mais leur GPS est nase. Vagabondes, elles ont pris un détour. Le texte dédaigné l'est deux fois. Narcisse brouille l'eau du lac de ses yeux pleins de brume. Non, je ne le sens guère, ce thème si sensible. Ma main s'est gauchie davantage, Et mes yeux sont voilés. Comme un insensé, je poste le texte mal formé. Peut-être un lecteur, un frère, qui prend le temps, ou que le hasard pousse, tendra-t-il l'oreille vers lui comme vers un coquillage échoué. Mais cela ne fait rien, ou presque, s'il passe son chemin.
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