| hseb72 le 04 mai 2021
Pourquoi ça tombe toujours sur moi ?
La semaine dernière, on m'a donné le devoir le plus surprenant qu'on ne m'ait jamais donné. Nous étions en cours de musique comme tous les mardis de seize heures à dix-sept heures, le dernier cours de la journée. Comme à chaque fois, nous avons eu droit aux cinq minutes de chahut de rigueur de la part des deux trublions de la classe. Comme à chaque fois, la prof s'est un peu énervée pour obtenir le silence. Comme à chaque fois, cela a fini par une menace d'heure de colle, qui a mis fin au brouhaha. Elle s'est ensuite mise au piano, et a commencé, à tour de rôle, à nous interroger sur la note qu'elle jouait.
- Kling, fit le piano. - Quelle note ? demanda-t-elle . - La, répondit Jonathan. - Fa, répondit-elle. Pas loin. - Klong, fit le piano. - Quelle note ? demanda-t-elle . - Mi, répondit Mélanie. -Si, répondit-elle. Suivant.
Et ainsi de suite jusqu'à ce que chaque élève se soit trompé, car, bien entendu, aucun d'entre nous n'a la fameuse oreille musicale dont elle nous rebat, justement, les oreilles. Je ne comprends pas bien à quoi sert cet exercice hebdomadaire, grâce auquel personne ne progresse, puisque l'on ne s'y exerce que sur une note pas semaine. Je crois que ces dix minutes la rassurent, comme un rituel, où tout reste immuable : sa classe est relativement calme, seules se font entendre les quelques notes qu'elle choisit au hasard, et tout le monde a la mauvaise réponse à sa question, comme d'habitude. Je me demande d'ailleurs si elle les choisit vraiment au hasard. Un jour, il faudra que je pense à noter les bonnes réponses pour voir si elle ne déroule pas un schéma, lui aussi, immuable.
Une fois, Alexis, un des deux boute-en-train sus cités se permit de demander une preuve qu'elle saurait répondre à l'aveugle comme elle le leur demandait pour prouver l'existence de cette oreille absolue qu'elle tenait tant à nous faire acquérir. Après un soupçon de panique - ou bien de colère - que l'on pût discerner dans sa réponse, elle se prêta au jeu, en envoyant Alexis au piano pour jouer une à une quelques notes de son choix, et s'exilant au fond de la classe, elle identifia chaque son. En y réfléchissant bien, et connaissant le niveau en musique d'Alexis, elle aurait bien pu dire n'importe quoi, ce dernier n'aurait pas été en mesure de la contredire. Je suis à peu près sûre qu'il ne savait pas lui-même sur quelle touche il avait appuyé. En tout cas, cela le calma suffisamment ; et les autres aussi. Personne ne remit plus en cause la pertinence de l'exercice.
Pour revenir au cours de la semaine dernière, il se poursuivit, comme d'habitude, par une séance cacophonique de flûte à bec, pendant laquelle nous devions jouer de conserve. J'ai bien dit "de conserve" et non "de concert". Pourquoi, donc me demanderez-vous, alors que "de concert" serait plus adapté pour un cours de musique ? Et bien, cela est très simple et fait écho au cours de français de la veille. "De concert" viendrait du fait de se concerter et d'être donc d'accord et même en accord avec une décision commune. En revanche, "de conserve" viendrait d'un terme ancien de marine pour un navire qui irait porter secours à un autre dans un esprit de conservation. Dans notre cas, on pouvait dire qu'aucun d'entre nous n'était accordé aux autres, et que notre prestation était un vrai naufrage. Mais trêve de digression, voilà que nous arrivons au moment où, pour une raison obscure, mon univers s'obscurcit soudain.
Dix minutes avant la fin du cours, la prof décida que, pour une fois, nous devions nous impliquer davantage dans le cours de musique, et que, si nous n'avions aucune prédisposition particulière pour l'entendre et la jouer, peut-être saurions nous au moins nous cultiver en étudiant son histoire. C'est pourquoi, un par un, elle nous attribua un exposé à rédiger sur le thème de la musique à partir d'une liste qu'elle avait dans son carnet. Lorsqu'arriva mon tour, elle leva les yeux au dessus de ces lunettes, et me dit mi amusée, mi surprise :
-Cinq sens. Pour vous, mademoiselle, ça ne pouvait tomber mieux.
Mon cerveau se mit à bouillonner d'idées et de sentiments contradictoires. D'un côté, comment faire un exposé sur les cinq sens en musique quand on est probablement censé n'en utiliser qu'un ? De l'autre, pourquoi, alors que mes camarades pourraient juste aller sur Wikipédia chercher la biographie de Mozart ou de Beethoven - et probablement s'en sortir avec une bonne note - moi, je devrais me coltiner une recherche presque philosophique sur un thème improbable ?
Notez-bien que je suis plutôt une bonne élève, bonne note, studieuse, travailleuse, et tout, et tout. Sachez aussi, que je n'ai jamais rechigné à faire un devoir, ni même faire des exercices supplémentaires pour améliorer mon niveau et dans n'importe quelle discipline de surcroît. Même en sport ou, faut pas se mentir, je ne fais pas que des étincelles. Mais, quand même, moi, pour l'instant, je vise une école d'ingénieur après le BAC, dans quatre ans. Pas histoire de l'art ! Mais je vous l'ai dit : je ne suis pas du genre à refuser l'obstacle. Alors je m'y suis collée.
Merci internet, d'autres se sont déjà penchés sur le sujet, et l'inspiration a fini par m'atteindre, bien que j'ai longtemps cru qu'elle n'arriverait pas à me trouver. J'ai commencé par parler des comptines pour apprendre, en musique, les cinq sens au plus petits. Et puis, j'ai brodé, doucement, lentement, le fil du devoir et du désespoir, détaillant un à un chaque sens. La vue : grande tirade sur la beauté des instruments, l'esthétisme de l'instrumentiste en parfaite osmose avec son instrument sans oublier la lecture des partitions. L'ouïe : comment passer à côté de l'objet même de la musique ? Mais je n'ai pas omis, de parler de ces musiques dissonantes, afin de ne pas oublier que nos sens ne sont pas toujours sollicités pour notre plaisir par tous les morceaux de la terre. Le toucher : évidence des formes et des matières des instruments au bout des doigts des musiciens ; évocation subtile des corps qui se touchent pour danser sur les musiques langoureuses. L'odorat : petite pirouette sur les parfums des différentes essences des instruments à bois. Et puis la vraie galère : le goût.
J'ai bien pensé à citer le goût de l'anche du hautbois, moulte fois suçotée par son propriétaire qui devait bien avoir un goût de salive séchée, mais je ne m'en suis pas senti le courage. Que dire du goût des touches d'un piano, ou des cordes d'une guitare ? Alors, là aussi, j'ai esquivé, j'ai extrapolé, j'ai… fait ce que j'ai pu. Et j'ai fait une jolie petite tentative sur le souvenir du goût d'un met à l'écoute d'un morceau : des plats régionaux sur les musiques régionales, des plats orientaux sur des musiques orientales, des plats rustiques sur des musiques rus… tribales. De sorte même que mon exposé, finalement, ne paraissait pas tellement déséquilibré et que chaque sens y avait trouvé sa place.
Je me permis même de faire une petite conclusion sur le sixième sens, en ouvrant le débat, en l'élargissant à d'autres horizons, comme pour me préparer aux dissertations que j'aurai sûrement à produire quand je serai au lycée. Six pages grand format à petits carreaux. Trente minutes d'exposé au bas mot, si personne ne m'interrompait - ce dont je ne doutais pas, car la moitié de mes camarades de classe avaient pour consigne implicite de s'endormir après la première page de chaque prestation, du moins aurait-on pu le croire. Et bien figurez-vous que tout cela ne lui a pas plu. J'ai même eu droit à des remontrances et un regard de reproches dont je me souviendrai à vie.
- C'est bien écrit, c'est argumenté, c'est pertinent. Mais quel est le rapport avec ce que je vous ai demandé ? - Et bien, vous m'aviez donné un exposé sur les cinq sens et la musique, et c'est ce que j'ai fait. - Saint-Saëns, Camille. Saint-Saëns. Je vous ai donné ce compositeur à cause de votre prénom.
Comment j'aurais pu le savoir, moi ?
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