Après sa discussion avec Serghei, ce soir-là, Letitia a compris que ce n'est pas l'avenir qui nous réserve le plus de surprises, mais le passé, que nous ne finissons pas de relire pendant toute notre vie.
Notre amour, promené de lits étrangers en lits étrangers, à l’abri des silences et des mensonges, tracassé par les soupçons réciproques et les désirs constamment ajournés, par l’habitude et le ressentiment, sous les yeux de ces femmes et de ces hommes qui nous épient. Nous parlons toujours en chuchotant, l’oreille collée à la porte, nous nous comprenons en échangeant des regards étrangers, ironiques, en cachette ! Combien de temps résisterons-nous de la sorte, et où tout cela nous conduira-t-il ?
Après sa discussion avec Serghei, ce soir-là, Letitia a compris que ce n'est pas l'avenir qui nous réserve le plus de surprises, mais le passé, que nous ne finissons pas de relire pendant toute notre vie.
Elle glisse la clef dans la serrure, tu es là ? crie-t-elle, mais personne ne répond, quelle chance ! Elle se rue à la salle de bains, et quand elle en ressort, sa culotte écrasée dans son poing pour ne pas voir la tache sombre, son visage cerné s'est détendu, qu'est-ce qui lui a pris d'être aussi furieuse ? Elle est humiliée par l'idée que ses états d'âme sont dirigés par des réactions chimiques, mais elle savoure la douleur salvatrice qui lui presse le bas-ventre et le dos. Elle rassemble ses forces pour allumer le gaz dans la salle de bains, et quand elle sortira de la baignoire, elle s'enroulera d'un peignoir mou, elle remplira sa culotte propre d'un grand morceau de ouate et elle ira s'étendre et apprécier ses gargouillis veloutés. Elle s'en est encore sortie ce mois-ci !... (p. 375)
Il avait recours à quelques jongleries pour accroitre l'élasticité du système bureaucratique, mais il prenait soin de rester irréprochable. Les fils administratifs s'accumulaient dans sa main et si quelqu'un s'en était mêlé il aurait pu déclencher une catastrophe. L'impression générale qu'il donnait était d'être devenu irremplaçable. [...] Les jours de popularité de Sorin Olaru continuaient : dans l'histoire de chaque institution il existe un moment où quelqu'un acquiert un éclat maximal, impérial.
C'est néanmoins à ce moment-là, et sans qu'il comprenne pourquoi, que la chute commence. Dès lors, Sorin se sentit glisser, et glisser encore, sans parvenir à s'arrêter. (pp. 328-329)
Tous les stagiaires ou presque s'ennuient un peu et sortent souvent fumer, à la grande joie de leurs collègues de bureau, qui, enfin, peuvent se mettre à papoter à leur sujet. Le degré de dangerosité présenté par les nouveaux venus croît à mesure qu'ils se font des contacts dans l’Édifice. [...] Mais ils ne seront pas toujours perçus comme dangereux, car les cafés du matin stéréotypés serviront à leur extorquer tout ce qu'ils savent, comme on presse un tube de dentifrice, et le mystère les quittera dans un long goutte-à-goutte. Si l'Institution ne les recrache pas lors de la prochaine réorganisation, ils seront englobés, très progressivement, dans la pâte institutionnelle, et ils ne seront plus visibles que par leurs défauts, figés comme des raisins secs dans une brioche. Ecoeurés par leurs refoulements, leurs réussites, leurs échecs et leurs vices bien inventoriés, les autres ne se référeront plus à eux autrement que par sèches allusions ironiques. (pp. 239-240)
Intoxiqué par les vapeurs politiques, dont il suit les méandres sans arriver nulle part. Incapable de supporter plus longtemps la pression qui pèse sur son corps de garçon solitaire, dont le ventre pointe sous sa chemise et les mains tirent les poches de son pantalon tandis qu'il court, pourchassé par les spectres de l'histoire.