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Critique de 4bis


Ce petit livre nous arrive par ricochet mais ce serait un tort de considérer que nous ne sommes qu'indirectement concernés. Comme ce serait une erreur de croire qu'il s'agira de prendre position pour ou contre Israël et la Palestine.

Entre août 2002 et janvier 2003, en pleine seconde Intifada, six professeurs de lycées israéliens et six professeurs de lycées palestiniens se sont réunis quatre fois plusieurs jours afin de travailler ensemble à la rédaction de deux textes historiques autour de trois dates : 1) 1917, la déclaration Balfour, 2) la guerre de 1948, 3) 1987, la première Intifada. Il en a résulté deux récits et deux glossaires traduits en hébreu, en arabe et anglais. Lors de la troisième et dernière séance, les enseignants ont lu les deux narratifs dans leur propre langue. Par la suite, le travail sera poursuivi en encore deux tomes qui ne sont pas traduits en français mais auront été mis à la disposition des professeurs qui l'auront souhaité tant en Palestine qu'en Israël. Avec, dernier détail qui m'a séduite, deux colonnes pour établir les deux versions des mêmes chronologies et, au centre, une colonne vide destinée à recevoir les commentaires des lycéens.

Histoire de l'autre publié en France une première fois et réédité à la suite du 7 octobre 2023 présente ces deux récits et ces deux glossaires augmentés d'une préface de David Chemla, l'auteur de Bâtisseurs de paix, d'une postface d'Elie Barnavi, historien essayiste israélien, qui accueille le texte d'Elias Sanbar, historien et poète palestinien. Afin qu'aucun biais de mise en page ne vienne influencer la lecture, toutes les pages de gauche sont réservées au récit israélien et toutes les pages de droite au récit palestinien. de même pour les glossaires. La recension des événements selon ces deux regards est donc faite dans un permanent tête à tête, comme deux rivières qui suivraient leurs cours parallèlement.

D'un point de vue théorique, j'ai trouvé passionnante la réflexion sur L Histoire à laquelle amenait ce projet. « L'histoire est écrite par les vainqueurs », le propos de Robert Brasillach (homme de lettres et collaborationniste fusillé en 1945) est connu et s'il ne fait pas l'éthique d'un historien, il reflète une réalité est assez prégnante pour qu'un travail scientifique exact et précis soit mobilisé autour de l'établissement des faits historiques avérés et non de l'interprétation qu'un pouvoir veut lui donner. Reste que le choix des sujets d'études est révélateur de l'état d'esprit d'une société et des questions du passé qu'elle juge nécessaire d'éclairer ou non. Reste que ce que les enfants d'un pays apprendront dans leurs manuels d'histoire contribuera à forger la légitimation d'actes passés. A ce compte, la démarche n'est pas que scientifique, elle contribue à l'élaboration d'un récit national. Avec ses ombres et ses impasses. La manière dont, en France, on commence à peine à relire la période de la guerre d'Algérie en est un exemple manifeste.

Mais que dire alors de l'Histoire qui n'en finit pas de se faire pour deux pouvoirs, deux institutions prétendant à être un Etat qui n'en finissent pas de ne pas être en sécurité dans leurs frontières fixes ? Deux peuples cherchant chacun à faire nation sur un territoire unique, empêchés l'un et l'autre dans leur objectif par l'existence de l'autre ?

La présentation des deux récits palestinien et israélien est fascinante. Au début, je n'ai pas pu m'empêcher de traquer la formulation que j'aurais trouvée abusive, le biais interprétatif patent. Ce n'est pas qu'il n'y en ait pas, c'est que c'est un contre sens de le chercher. Dans les deux cas, il s'agit d'établir les faits dont les conséquences se font sentir aujourd'hui par dizaines de milliers de morts, de blessés, d'exilés. Et de constituer les acteurs des deux camps comme deux peuples. Ce qui, pour des raisons différentes, n'a rien d'une évidence ni pour les Juifs, ni pour les Palestiniens. Dans ces circonstances, il est impossible que le récit ne soit pas teinté. Non qu'il soit inexact, il est teinté des noms qui ne sont pas les mêmes selon qu'on est juif ou palestinien, des faits que l'on retient ou pas comme saillant selon le côté depuis lequel on écrit.

On comprend aussi très vite que s'il s'agit de laver du linge sale en famille, la famille est très nombreuse : l'Angleterre et son protectorat, l'Allemagne à la veille de la deuxième guerre mondiale, les Nations Unis, les pays arabes, les Etats Unis et la France, chacun y est allé de son intérêt personnel, variable selon les époques, avec la seule constance de trahir systématiquement son engagement précédent. Dire que le problème israélo-palestinien ne concerne que ces deux peuples est historiquement faux : le conflit n'a cessé d'être envenimé par des puissances étrangères illégitimes. Et c'est loin d'être fini, en exergue, Liana Levi le rappelle : aujourd'hui, « ceux qui croient devoir s'identifier aux uns et aux autres se montrent plus intransigeants que les acteurs même du drame. ».

Ce qui m'a frappé aussi, c'est la division qui régnait, au gré des époques et là encore pour des raisons différentes, d'un côté comme de l'autre de ces frontières fluctuantes. L'Etat d'Israël est fait de courants différents dont les partisans du Grand Israël pour qui seul un territoire totalement unifié peut être défendable. Je pense aussi aux ultraorthodoxes qui ne sont pas spécifiquement nommés pour la période ici traitée mais influent énormément le devenir d'Israël ces dernières décennies. du côté palestinien, le rôle des pays arabes limitrophes, les dissidences et l'absence de représentativité des populations est également marquant. Des deux côtés cette impression d'un train fou emporté à toute vitesse par des conducteurs qui ne font pas l'unanimité au sein de leur propre camp.

En filigrane, j'ai été sensible à la manière dont les faits étaient rapportés. Souvent, le récit israélien parle de « cours de l'histoire changé » et s'inscrit dans un déroulé implicitement téléologique. le récit palestinien semble, dans la première partie s'appuyer sur un registre appartenant davantage au géopolitique, analysant les faits en termes de forces en présence, rappelant des dates et citant des extraits de documents historiques. Des deux côtés, des poèmes, des chansons, des cartes, des photos comme autant de témoignages à vif de la manière dont les événements sont éprouvés. Et des deux côtés également, cette revendication d'une terre pour un Etat-nation, comme héritage des revendications que l'Europe a porté tout au long du 19e siècle, comme facteur portant inexorablement à une lutte acharnée. Alors même que, depuis des siècles le peuple juif n'était pas le peuple d'un territoire unique. Alors même que les Palestiniens n'étaient pas un peuple unifié sur une terre limitée lorsque cette portion du monde était sous la coupe de l'Empire ottoman.

On aimerait que ces réflexions restent théoriques et qu'elles ne touchent pas un territoire à feu et à sang, réfléchir posément à ce qui constitue un récit, à ce qu'est une démarche scientifique d'historien, au rôle qu'ont ces textes dans la confirmation de l'identité des uns et des autres.

Cette paix dans la réflexion est interdite à tous, plus que jamais. Mais c'est un signe d'intelligence et d'espoir que de voir persister malgré la peur, la haine, la rage, cette volonté de réfléchir côte à côte, de faire de l'autre un interlocuteur à égalité avec soi. Les auteurs finissent leur introduction par ces mots : « Il faut considérer l'enseignement de l'histoire comme une tentative de construire un avenir meilleur en « retournant chaque pierre » et non en la lançant à la tête de l'autre. Nous espérons que vous, enseignants et élèves, partagerez cette vision avec nous et nous aiderez à relever ce défi. » Pourvu que ces voix magnifiques relaient et diffusent cette manière de voir et qu'advienne vite un temps où chacun peuple puisse être reconnu et habiter en paix une terre qui soit la sienne.

Je remercie vivement Babelio et la délicieuse collection des "piccolo" des éditions Liana Levi, de m'avoir offert ce livre dans le cadre d'une masse critique.
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