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Critique de Woland


Etoiles Notabénistes : ******

Hina
Traduction : Elisabeth Suetsugu

ISBN : non usité à l'époque - cette nouvelle est antérieure au 1er septembre 1923 - mais 978280970397 pour "La Magicienne", chez Picquier Poche, dont est extrait ce texte.

Charles Trénet a jadis composé une chanson tout simplement intitulée "Une Noix" et dans laquelle le poète s'interrogeait sur ce qu'il pouvait y avoir à l'intérieur d'une noix ... de strophe en strophe, il nous présentait un petit monde qu'on avait à peine le temps d'apercevoir avant de croquer la noix et alors, adieu, les découvertes ... Eh ! bien, dans le contexte actuel, après avoir lu et relu "Les Poupées" d'Akutagawa, j'ai eu du mal à me tirer de la tête cette chanson et tout ce qu'elle symbolise.

La "noix" d'Akutagawa, ce sont les poupées mises en scène dans chaque maison japonaise qui se respecte, y compris de nos jours, lors de la "Fête des Filles", fête qui tombe, je crois, le 3 mars. Dans cette nouvelle, ces poupées sont quasiment grandeur nature, fort belles et splendidement vêtues et parées car la famille Kinokuniya, à qui elles appartiennent depuis des générations, a toujours été aisée. Avec le début de l'Ere Meiji, qui voit le Japon quasi féodal faire un bond en avant aussi prodigieux que brutal vers la Modernité, la situation se dégrade un peu et, pour maintenir son clan à flots, le chef de famille se voit peu à peu dans l'obligation de vendre des objets de valeur.

Les derniers en date, ces poupées - l'Empereur, l'Impératrice, cinq musiciens, le page, la dame d'honneur, le cerisier sauvage traditionnellement à gauche du trône, le mandarinier lui faisant pendant à sa droite, sans oublier le paravent et de petits meubles et objets incrustés d'or et d'argent - doivent être remises, contre une somme conséquente, à un Américain de Yokohama, qui les juge, avec raison, magnifiques et les ramènera sans doute avec lui dans son pays quand il quittera l'Empire du Soleil Levant.

La narratrice, qui est aussi la seule fille de la famille, O-Tsuru, raconte à l'écrivain ce qu'elle vécut à l'époque où son père dut se séparer de ces merveilleuses poupées. Elle avait quinze ans et était donc assez âgée pour s'incliner devant l'inévitable : la famille n'était plus aussi riche que dans le temps, sa mère était malade, et le Japon était en marche vers une ère nouvelle qui allait assurer sa prospérité mais au prix de très nombreux sacrifices.

Chez les Kinokinuya, le fils, Eikichi, sensiblement plus âgé, paraît être le seul adepte résolu de la modernisation et tourne en dérision la douleur que sa jeune soeur ne parvient pas entièrement à dissimuler devant le départ des poupées. Tous, d'ailleurs, à l'exception d'Eikichi - et encore, en est-on bien sûr ? - ont conscience, chacun à son niveau et selon son âge et son vécu, de se séparer, avec ces véritables chefs-d'oeuvre de l'Art traditionnel japonais, d'une partie de sa culture personnelle, intimement liée à la culture du pays lui-même. Que la chose soit obligée, que M. Kinokinuya père, devenu pharmacien-herboriste, agisse sous la contrainte amère du besoin d'argent et de celle de ne pas perdre la face, ne change rien à l'affaire : au contraire.

La transaction ayant été menée par Marusa, antiquaire tout dévoué à la famille, les poupées, soigneusement rangées dans leurs coffres en bois de paulownia, sont donc sur le départ. O-Tsuru se permet de demander à son père de les sortir une fois encore - une seule fois - mais il refuse. Sans brutalité mais avec fermeté.

Et le jour fatal se rapproche, influant peut-être sur la maladie de Mme Kinokinuya tandis qu'Eikichi se fait si indifférent au départ des poupées que, dans une scène qui se déroule dans un pousse-pousse, entre le conducteur, venu proposer un petit tour gratuit à O-Tsuru pour la distraire un peu, l'adolescente elle-même et son frère, on comprend, l'espace d'un instant, que le jeune homme souffre tout autant que les autres membres de sa famille de cette vente qui, plus qu'une vente, est un véritable symbole : celui de la disparition passagère d'un certain Japon afin que, tel le légendaire Phoenix, il renaisse une fois de plus.

La nuit précédant le départ des poupées, O-Tsuru a l'idée folle d'en sortir au moins une pour un adieu ultime. Mais elle y renonce et plonge sagement dans le sommeil. Elle a alors un rêve étrange. Elle se réveille - en tous cas elle en a l'impression - et aperçoit son père à son chevet, entouré de toutes les poupées, plus belles et plus nobles que jamais ... Son père a le front baissé et une expression grave sur le visage. Il ne lui adresse pas la parole. Elle non plus d'ailleurs. Peu à peu, tout devient flou ... Et c'est le matin.

O-Tsuru a-t-elle rêvé ou son père, rien que pour elle et pour lui - la fille de la maison et lui, le chef du clan, responsable de tout - a-t-il organisé une dernière fois la cérémonie des Poupées ?

Elle ne le saura jamais mais elle aura compris pour toujours tout ce que représentaient, pour sa famille - et pour tant d'autres familles, plus, aussi ou bien moins riches - ces Poupées rituelles de la Fête des Filles. Oui, cette "noix", ici symbolisée par les Poupées de la Fête des Filles, contient tout un monde, toute une tradition, toute une culture - tout un passé qu'un trait de plume, le passage des siècles et celui des Eres impériales n'auront jamais le pouvoir de faire disparaître. Parce que ces Poupées hautaines et cependant protectrices recèlent en fait une partie, en apparence infime et pourtant essentielle, de l'Histoire du Japon.

Et l'Histoire, même si ses vestiges peuvent se vendre - et très cher - ne se vend jamais, Elle.

En ces jours si sombres que nous traversons, il est bon de garder cette vérité en mémoire.

Instillant l'espoir le plus pur sous son désenchantement apparent, "Les Poupées", nouvelle en principe mineure dans l'oeuvre d'Akutagawa Ryûnosuke, réchauffe et fait doucement palpiter le coeur de l'Européen qui la lit aujourd'hui. Avec un petit clin d'oeil à la fois malicieux et compatissant, elle lui certifie, avec l'assurance tranquille de Celle Qui Connaît L'Avenir Parce Qu'Elle Vient du Passé, que L Histoire et la Culture sont des "noix" bien trop dures pour que ceux qui ont l'audace de s'imaginer les croquer sans dommages ne s'y brisent pas inexorablement leur élégante dentition ...

Bonne lecture et protégez les "Poupées" qui sont en vous, aujourd'hui. Quoi qu'il arrive, si vous ne pouvez les transmettre physiquement à vos enfants ou à vos petits-enfants, vous leur en transmettrez inéluctablement l'esprit et l'âme. Et cela n'a pas de prix ... ;o)
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