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Critique de oblo


Elle s'était promis de ne plus écrire sur la guerre. Et pourtant, à l'orée des années 1990, Svetlana Alexievitch reprend ce thème dans Les cercueils de zinc qui vise à porter la lumière sur une phase sombre de l'URSS : la guerre en Afghanistan (1979-1988). Ni roman ni enquête journalistique, le livre est un récit documentaire, s'appuyant sur des témoignages, lesquels sont sélectionnés, assemblées et mis en mot par Alexievitch. A ce titre, Les cercueils de zinc est une oeuvre littéraire et non pas journalistique.

La structure du livre rend pleinement compte de sa dimension sociologique. Une courte genèse du livre est exposée puis suivent les témoignages divers, avant que l'auteure ne mette l'accent sur les réactions qui ont accompagné la sortie de son livre : remise en cause des nostalgiques de l'URSS, procès intentés par les propres témoins qui ont documenté le livre, soutien de ceux qui n'avaient jamais pris conscience de l'horreur de cette guerre et qui remercient Alexievitch. Les cercueils de zinc serait à la fois un livre d'histoire et l'histoire d'un livre qui pose un regard critique sur l'URSS et la Biélorussie post-soviétique.

Les témoignages, qui constituent la plus grande partie du livre, sont bouleversants. de manière intelligente, Svetlana Alexievitch a voulu interroger tous ceux qui ont pris part, de près ou de loin, à cette guerre méconnue : soldats (artilleurs, pilotes, fantassins, éclaireurs, sapeurs …) bien-sûr, mais aussi officiers, médecins, infirmières et encore les mères de soldats morts ou revenus traumatisés par cet épisode. C'est un cortège d'horreurs que raconte l'auteure à travers les voix de ses témoins : les membres arrachés par les mines anti-personnelles, les villages rasés, les enfants tués, les oreilles coupées qu'on collectionne, une fois séchées. Dans l'armée, point de solidarité : les bleus sont dépouillés de leurs effets personnels à leur arrivée par les anciens et les libérables, certains sont battus, d'autres volés. Puisque l'équipement est inadapté et parfois insuffisant, les soldats soviétiques ont recours au marché noir. Sous-nourris, ils vendent les armes qui les tueront plus tard contre toute sorte d'objets sans importance.

Ces hommes qui tuent prennent l'habitude de le faire. Un camarade mort devient un poids mort qu'il faudra tirer de la montagne pour le ramener à la base. Un vieillard et son âne deviennent des ennemis et des cibles potentiels. A leur retour, ayant porté les tripes de leurs amis, ayant vu les visages en bouillie, ils retrouvent une société dans laquelle il faut réapprendre les codes sociaux. La société les prend pour des privilégiés, eux qui ont pu rapporter de leur séjour en Asie centrale des montres japonaises ou du parfum français. le décalage est immense, et rappelle quelque peu le traumatisme qu'ont vécu les soldats américains en rentrant du Viêt-Nam.

Dans la guerre, les femmes existent aussi. En URSS, on les considère comme des prostituées, et certaines, il est vrai, ont vendu leurs charmes. Mais beaucoup d'infirmières ont fait un travail terrible, raccommodant les membres, consolant les hommes qui pleuraient et appelaient leur mère à l'article de la mort. Elles ont laissé des enfants derrière elles, en URSS, et elles ont laissé leur âme en Afghanistan.

Ces hommes et ces femmes se trouvent isolés dans une société qui n'a vécu que pour le collectif. Les mythes soviétiques – le soldat héroïque, l'enfant qui console sa mère et lui rappelle ses devoirs pour la Patrie – sont détruits par la vérité de la guerre. En Afghanistan, c'est le communisme soviétique qui s'effondre dans l'indifférence d'une société pressée par la pauvreté latente, aveuglée par la propagande qui fait croire à une guerre internationaliste – se rappelant au bon souvenir de la Guerre d'Espagne –, à une mission de civilisation et d'aide envers les frères afghans. Les Afghantsy, ces soldats soviétiques ayant fait cette guerre, ont définitivement perdu leurs illusions.

Les témoignages des mères sont les plus poignants. Elles ont élevé leur progéniture dans le respect de la Patrie et de l'idéologie, certaines ont même poussé leurs enfants à devenir des militaires : voilà qu'ils reviennent dans des cercueils de zinc. Parfois, ces cercueils ne sont pas ouverts, ne contenant que de la terre d'Asie car le corps, explosé par une mine, a été ramassé à la main et au seau et jeté dans une fosse commune. Leurs fils avaient 18, 19, 20 ans. A peine hommes, les voilà morts.

Les réactions contre le livre sont exemplaires et témoignent de l'absolue difficulté que peut avoir une société à regarder ce qu'elle a laissé faire. Car loin de laisser la responsabilité à la seule Patrie, Svetlana Alexievitch interroge la responsabilité de chacun dans une société où ce n'était guère l'habitude. Les enfants chéris, elle les décrit comme des tueurs avides de mort. On la remet en cause, on l'accuse, révélant par là-même le fonctionnement d'une justice qui n'en a que le nom.

Avec humilité, puisqu'elle se met entièrement au service de son projet, Svetlana Alexievitch offre un livre à la puissance évoquant ces alertes, lancées par des écrivains, des cinéastes, des musiciens, criant au monde la vérité de ce que l'homme peut faire à ses semblables.
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