Je suis sûr que vous ne voudrez pas que ça figure dans votre livre, vous allez rayer tout ça. Personne ne dira plus la vérité sur ceux qui reposent en terre. Les vivants ont droit aux décorations, les morts aux légendes, et tout le monde est content.
Cette guerre, c'est comme notre vie en URSS : elle n'a rien à voir avec ce qui est écrit dans les livres. Heureusement que j'ai mon univers à moi, celui des livres et de a musique, qui m'a sauvé parce qu'il a caché l'autre.
"Moi, j'attends... Je ne l'ai pas vu mort...Je ne l'ai pas embrassé... Je l'attends..."
Une mère.
"Ma vérité, je l'ai rapportée du combat dans un sac de cellophane... La tête, les bras, les jambes en morceaux séparés... La peau aussi..."
Chacun d'entre nous a son cimetière dans sa mémoire...
Une fois de plus, je passe d’un homme à un autre, d’un document à une image. Chaque confession est comme un portrait peint : c’est plus qu’un document, une « image ». On évoque le côté fantastique de la réalité. Nous devons créer le monde non pas selon les lois de la vraisemblance quotidienne, mais « à notre image et à notre ressemblance ». L’objet de ma recherche reste toujours l’histoire des sentiments et non de la guerre proprement dite. Que pensaient ces gens ? Que voulaient-ils ? Qu’est-ce qui leur causait de la joie ? Que craignaient-ils ? Qu’ont-ils retenu ?
Hélas, de cette guerre deux fois plus longue que la Grande Guerre patriotique, nous ne savons que ce qui ne risque pas de nous troubler, car si nous pouvions nous voir tels que nous sommes vraiment, nous nous ferions certainement peur à nous-mêmes.
Certains ont graissé des pattes et sauvé leurs fils. Le mien a été envoyé à leur place. Moi, je ne comprenais pas qu'il fallait sauver mon fils avec de l'argent, je voulais le faire avec mon âme.
De ne pas apprendre à tuer n'est inscrit dans aucune constitution.
Quatre ans sont passés. Il n'y a qu'une chose qui n'a pas changé, la mort, que les gars ont été tués. Tout le reste a changé.
Il n'y a pas longtemps, j'étais chez le dentiste. Nous sommes tous revenus avec le scorbut, de la parodontose. On a bouffé tellement de chlore ! On m'a arraché une dent, puis une autre. De douleur (l'anesthésie n'avait pas pris), je me suis mis à parler... Je ne pouvais plus m'arrêter. Et la dentiste me regardait presque avec dégoût, je pouvais voir tout ce qu'elle ressentait : il a du sang plein la bouche et il trouve le moyen de parler. J'ai compris que tout le monde pensait ça de nous : ils ont la bouche pleine de sang, et ils trouvent encore le moyen de parler.
La perestroïka a permis à beaucoup de voix courageuses de se faire entendre dans le pays. La voix de Svetlana Alexievitch est l’une d’elles. « Nous n’avons pas d’autre choix, dit-elle. Soit nous ferons preuve de courage et apprendrons toute la vérité sur nous-mêmes, soit nous resterons à croupir dans les oubliettes de l’Histoire. »
Dimitri SAVITSKI
Septembre 1990
La mort n'a pas de mystère pour les gens qui sont à la guerre. Tuer, c'est simplement appuyé sur la détente. On nous apprenait que pour rester en vie il fallait être le premier à tirer avec précision. C'est la loi de la guerre. Le commandant disait : "ici vous devez savoir faire deux choses : vous déplacer rapidement et tirer avec précision. Mais penser, c'est mon affaire." Nous tirions où on nous disait de tirer. J'avais appris à obéir aux ordres. Je n'épargnais personne. Je pouvais facilement tuer un enfant. Car tout le monde nous faisait la guerre, les hommes, les femmes, les vieux, les enfants. [...] Car chacun essayait de survivre. Pas le temps de réfléchir. Il ne faut pas oublier que nous avions de dix-huit à vingt ans. Je m'étais habitué à la mort des autres, mais j'avais peur de mourir. J'ai vu qu'en une seconde, il pouvait ne plus rien rester d'un homme, comme s'il n'avait jamais existé.