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Critique de cprevost


L'envie est forte de défendre bec et ongles le travail d'Ahmet Altan, ce rédacteur en chef du quotidien Taraf en butte à un pouvoir autoritaire odieux. Elle est d'autant plus forte qu'il a écrit pour l'essentiel « Madame Hayat » pendant ses cinq années de détention dans la prison de haute sécurité de Silivri, à l'ouest d'Istanbul. Mais il faudrait sans doute une autre plume, un bien autre engagement pour être admiré comme un Nazim Hikmet ou un Yachar Kemal d'aujourd'hui. Décontextualiser le plus possible le travail d'Ahmet Altan et ne voir dans son roman qu'un objet érotique et ludique autonome de plus n'est tout simplement pas possible. Plus le sujet véritable en effet d'un tel roman est ignoré, plus aisément il impose sa vision masculiniste, utilitariste, libérale détestable et plus facile est alors son intégration dans le discours ambiant.


Comme les horribles magasins roulants d'autrefois, voilà un livre d'Acte Sud qui porte tout en devanture. Nous ne serons ainsi pas dépaysés en entrant dans la boutique. Les phrases d'Ahmet Altan, constamment imagées, sont le plus souvent malheureuses, brinquebalantes et en équilibre précaire. Les malhabiles et ordinaires clichés en effet semblent n'être jamais en mesure de commander la moindre vision inattendue ou un tant soit peu inusuelle capable d'éclairer l'univers de l'auteur. Dans l'instant où ils se présentent, jamais ils ne s'imposent, jamais ils ne font advenir le moindre sens poétique ou simplement neuf susceptible d'être ensuite déployé. L'écriture de « Madame Hayat », sans inspiration véritable, est impuissante à déplier les implicites d'une quelconque vision et à restituer aux piètres images choisies la durée, le temps qui feraient l'excitant vivant du roman.


Ahmet Altan derrière les barreaux fait le brouillon de ses baisers et réveille les femmes de ses rêves. Il imagine, ouverte à tous les désirs du jeune Fazil, la très mûre, très plébéienne et voluptueuse Madame Hayat ; entrouverte à ses ambitions, il imagine aussi Sila, plus jeune, plus présentable et gracile. C'est là le trio rabâché à l'envie de l'officieuse, de l'officielle et du machiste bourgeois ordinaire prisonnier de ses préjugés de classe et de genre. « Madame Hayat était libre nous dit Ahmet Altan. Sans compromis ni révolte, libre seulement par désintérêt, par quiétude, et à chacun de nos frôlements, sa liberté devenait la mienne. » Et il ajoute quelques pages plus loin s'agissant cette fois de Sila : « Nous avions le même âge, nous venions d'un milieu comparable, nous avions reçu une éducation semblable, nous lisions (…) J'eus l'envie de l'embrasser. Elle m'intimidait, je ne savais pas pourquoi mais elle m'intimidait, elle me faisait peur, d'une façon pourtant très douce, très sensuelle, attirante. » Mais même cette misogynie commune a l'air d'un grelot au gré de ce qui s'approche, de ce qui s'apprête dans ce roman. Alors que le régime de Recep Tayyip Erdogan se prépare à abroger la loi sur les violences faites aux femmes, l'auteur turque écrit : « – (Sila) : Tu n'as pas mal, j'espère. (…) (Fazil) : J'étais fâché. – C'est toi la femme, c'est moi qui dois te poser cette question. Elle ne répondit pas. Je me suis retourné d'un coup, je l'ai attrapée par les poignets pour la plaquer sur le lit. Elle essaya de se libérer mais j'étais le plus fort. – C'est toi la femme, répétai-je. Alors moi aussi je suis une femme. – Fazil … Tu me fais peur. – Moi aussi je suis une femme. Puis elle éclata de rire : C'est moi la femme… ça te va comme ça ? Tu as besoin que je le dise pour t'en convaincre, c'est ça ? Je la lâchai. – Taré … Regarde dans quel état sont mes poignets … Qu'est-ce qui t'a pris ? – Il me semblait qu'il y avait erreur dans la répartition des rôles, j'ai voulu corriger ça. » (p. 133). Ahmet Altan défend ces pratiques systématiques de la violence jusqu'au bout : Sila (p. 203) et Madame Hayat (p. 184-186): « (Madame Hayat) : – le passé de quelqu'un est une chose dangereuse. (…) Mais pour pouvoir tuer le passer de quelqu'un, c'est la personne elle-même qu'il faut tuer. Et tu finiras par la tuer, juste pour anéantir son passé. (…) – Tu veux me tuer ? (Fazil) : – de temps en temps … (…) Je regardais son cou blanc, charnu, je vis mes mains étrangler ce cou. Un frisson de désir m'envahit. Jamais je n'aurai imaginé que la pensée de tuer quelqu'un pût procurer une telle excitation sexuelle. (…) Je l'ai tuée. Ce soir-là et tant d'autres après lui, je l'ai tué cent fois. En mourant elle plongeait ses yeux au fond des miens, la pupille grandissante, dilatée comme un gouffre qui m'aspirait dans les profondeurs. Je n'étais plus le même homme (…) Une part sombre de moi voulait rester là, continuer d'y défouler sa passion rageuse et ses désirs de destruction. (…) Tu as égaré tes marques sur mon cou, je vais devoir porter un foulard… ».


Ahmet Altan a reçu en 2021 le Prix Femina étranger pour « Madame Hayat ». Ce prix a été créé en opposition au Goncourt jugé trop misogyne. Cette origine semble aujourd'hui totalement oubliée. Il faut dire que la récupération gênée des oeuvres dans l'ordre de l'esthétique, de la culture est le plus souvent d'actualité avec les jurys d'aujourd'hui parce que sans doute l'appréciation formelle est seulement considérée. de la culture, de l'esthétique, certes il y en a quelques modestes pages dans le roman mais qui ne justifient certainement pas l'enthousiasme de la critiquature. Fazil et Sila, tous deux étudiants en littérature, échangent bien quelques titres, pas d'avantage. Ils assistent bien à quelques cours, rapportent bien quelques propos de leurs professeurs mais rien là de vraiment édifiant. Les apprentis écrivassiers ne dessinent malheureusement dans leurs bavardages qu'une littérature au rabais, toute empreinte de leurs petits moi qui ne peut en aucun cas séduire un jury quelconque. Presser d'en finir avec ce qu'ils ne comprennent pas, ils affirment à nouveaux frais, ce qui fonde et légitime à leurs regards de myopes l'autorité du texte littéraire. Ils défendent ainsi une littérature qui, si elle porte toujours ce nom – et nous nous demandons bien pourquoi – devrait, dans une langue apaisée avec elle-même, traiter un fond qui ne change jamais, une littérature qui devrait parler uniquement de l'être humain, de ses émotions, de ses affects, de ses sentiments avec ce qu'ils génèrent toujours, le désir de possession (p. 82). Il faudrait avec eux que l'écrivain, la critique s'affranchissent définitivement d'un intellectualisme fruit d'une parenthèse de deux siècles d'enlisement esthétique ; qu'ils s'affranchissent d'un intellectualisme secrétant un formalisme exacerbé et incompréhensible. Il faudrait pour cela qu'ils écrivent, croient-ils, des papiers à peu près lisibles, qu'ils ignorent les livres auxquels personne n'a rien compris, qu'ils cessent d'humilier le lecteur, qu'ils ne portent plus aux nues des ouvrages qui tombent des mains et ennuient les analphabètes (p.156).


Ahmet Altan a été la victime d'une abjecte répression et c'est sans doute pourquoi il a la sympathie du grand public, certainement pas pour son écriture, pour sa vision de la femme, pour sa conception de la littérature. Les idées défendues, les reproches fait au régime turque dans « Madame Hayat » sont pourtant insignifiants. Après tout, ce qu'il incarne longuement, véritablement avec Fazil et Sila, c'est le ressentiment des personnages pour un régime qui menace, qui détruit, qui ne maintient pas les fortunes établies … deux fois rien. Mais le pouvoir est insatiable, craintif, là il redoute le complot, ailleurs la casserolade.
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