Ahmet Altan nous parle de Madame Hayat (Prix Femina étranger 2021)
La vie ne sert à rien d'autre qu'à être vécue. La stupidité, c'est d'économiser sur l'existence, en repoussant les plaisirs au lendemain, comme les avares. Car la vie ne s'économise... Si tu ne la dépenses pas, elle le fera d'elle-même, et elle s'épuisera.
Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas. Vous pouvez me jeter en prison, vous ne m’enfermerez jamais. Car comme tous les écrivains, j’ai un pouvoir magique : je passe sans encombre les murailles.
Tout le monde sur cette terre a une histoire à raconter, pourvu qu’il ait quelqu’un pour l’écouter ; ce n’est pas l’histoire qui est dure à trouver, c’est l’auditeur.
En réalité, ce qui les rapprochait, n’était pas tant leur étrangeté que leur solitude. De tous les sentiments, c’est celui qui porte le plus vite à l’amour.

[…] la critique n’est pas un snobisme. Ce n’est pas une compétition narcissique à qui aura compris le livre auquel personne n’a rien compris. Ce n’est pas un métier qui consiste à humilier le lecteur. Les critiques du vingtième siècle, en portant systématiquement aux nues des livres qui tombaient des mains de leurs lecteurs, ont ouvert le champ littéraire à l’incompréhension, à l’ennui, au manque de goût, dans des proportions faramineuses… Borges donnait des cours sur le Finnegans Wake de Joyce, qu’il n’avait jamais réussi à finir… Ne donnez pas de cours sur des livres qui vous tombent des mains, n’écrivez jamais d’article sur des œuvres que vous n’avez pas pu lire jusqu’au bout. On reconnaît un bon livre à de nombreux critères, plus ou moins évidents, du reste, mais le premier d’entre eux est tout de même de pouvoir le lire en entier sans s’ennuyer. Si vous n’avez pas réussi à finir le Finnegans Wake, c’est donc que c’est pour vous un mauvais livre… Un autre l’aura lu en entier, et dira que c’est un bon livre. Ce que j’appelle snobisme est précisément cette attitude qui consiste à encenser un livre que personne ne lit, et de faire de cette illisibilité partout attestée une valeur en soi.

J'ai soixante-huit ans.
Et si je ne crois pas en Dieu, l'idée de Dieu me fascine.
Nous vivons sur une planète où les vivants mangent les vivants. Les hommes ne se contentent pas de tuer d'autres créatures, ils s'assassinent aussi entre eux, constamment. Les montagnes crachent le feu, la terre s'ouvre, engloutit hommes et bêtes, les eaux se déchaînent, détruisent tout sur leur passage, des éclairs tombent du ciel.
Ici semble résider l'un des paradoxes les plus curieux du genre humain, capable de concevoir que la terre, ce lieux affreux, puisse être l'oeuvre d'une puissance "parfaitement bonne", et d'ainsi démontrer que les hommes sont dotés malgré la barbarie constitutive de leur existence, d'une imagination exagérément optimiste.
Ils croient qu'une "force" a créé tout cela, mais au lieu de s'en plaindre et de la détester, ils l'adulent, pleins de gratitude et de reconnaissance.
Aussi suis-je fasciné depuis ma jeunesse, par cette religion qui fait voir aux hommes une "bonté" à l'oeuvre derrière le spectacle des horreurs terrestres qu'ils constatent chaque jour.
Dieu, sublime métaphore.
Comme tant d'autres écrivains, j'aime à roder autour de cette métaphore prodigieuse. L'effort infini, le hasardeux désespoir dont font preuve les hommes lorsque, cherchant à "bonifier" leur nature, inquiète de sa propre barbarie, effrayée de sa propre malignité, ils imaginent ce "foyer de bonté" situé hors d'eux mêmes, voilà quelle pathétique recherche me semble résumer l'aventure humaine.
J'ignorais alors qu'entrer dans la vie de quelqu'un, c'était pénétrer dans un labyrinthe souterrain, un lieu hanté de magie dont on ne pouvait sortir identique à la personne qu'on était avant de s'y engouffrer. Je croyais encore en la possibilité de traverser l'existence comme un personnage de roman, envoûté peut-être, mais certain de pouvoir sortir du cercle de mes émotions dès que l'envie m'en prendrait.
La littérature ne s’apprend pas. Je ne vous enseignerai donc pas la littérature. Je vous enseignerai plutôt quelque chose sans quoi la littérature n’existe pas : le courage, le courage littéraire. Ne vous contentez pas de répéter ce que d’autres ont déjà dit. Ce n’est pas ainsi qu’on travaille. Soyez courageux. La littérature a besoin du courage, et c’est le courage qui distingue les grands écrivains des autres. Voilà ce que vous apprendrez dans cette classe : le courage littéraire.
La littérature est un télescope braqué sur les immensités de l'âme humaine.
Les combles de notre esprit grouillent d'un tas d'êtres que nous ignorons, inconnus, invisibles, ce sont eux qui viennent la nuit mettre sens dessus dessous tout ce que nous avons réussi à mettre en ordre dans la journée.
Ils se promènent tranquillement en nous, tellement à leur aise qu'on ne sait plus très bien si c'est nous, ou bien eux, le propriétaire des lieux.
De la baraque, en tous cas, nous ne sommes pas tout à fait maîtres, les rêves en sont la preuve.