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sur 1077 notes
Si l'on ne connait rien de l'histoire de l'auteur ni de la genèse de l'écriture, c'est une belle éducation sentimentale que l'on découvre, celle de Fazil, étudiant fauché et déclassé qui tombe amoureux de deux femmes rencontrées lors du tournage d'une émission télévisée dans lesquelles ils sont figurants. Deux femmes opposées polaires : la puissamment sensuelle Mme Hayat, quinquagénaire et la cérébrale Sila étudiante en lettres comme lui. le récit se déploie avec un classicisme élégant presque dix-neuvièmiste autour d'une histoire d'amour pleine de volupté et de romantisme. Sans doute un peu déjà lu s'il n'y avait Mme Hayat, le plus époustouflant personnage féminin lu depuis longtemps. Elle existe sans recours à une quelconque psychologie, dans un mystère superbe, juste par la grâce de la description de sa gestuelle lorsqu'elle mange, se vêtit, danse ou marche.

Si l'on sait que ce roman a été écrit durant les presque cinq ans d'emprisonnement d'Ahmet Altan, accusé d'avoir soutenu le coup d'état militaire manqué de juillet 2016 contre Recep Tayyip Erdoğan, le texte prend une dimension absolument bouleversante. Une telle lumière, une telle beauté s'en dégage qu'on ne peut croire qu'il est né dans des conditions inimaginables de détention.

Bien loin du roman engagé politique lourdaud, derrière ses ressorts classiques, il avance avec une subtilité d'une rare intelligence. Les deux femmes qu'aime le narrateur sont les deux visages de la Turquie progressiste contemporaine : Sila et son envie de fuir, Madame Hayat et sa joie de vivre malgré tout, elle qui a conscience de l'absurdité de l'existence mais ne veut renoncer à jouir, entre désinvolture assumée et sagesse sensuelle.

« J'en sais bien plus long que tu n'imagines sur la vie et ses réalités, comme tu dis. Je sais ce que c'est que la pauvreté, la mort, le chagrin, le désespoir. Je sais que nous vivons sur une planète où des fleurs graciles décorent les insectes qui se posent sur elles. Je sais que depuis des milliers d'années les hommes se font du mal, qu'ils volent et en spolient d'autres, qu'ils s'entretuent. Je connais réellement la vie. Et comme tout  le monde, je mange son miel empoisonné. le poison je l'avale, le miel je le savoure. Tu peux gémir autant que tu veux, tu peux redouter autant que tu veux ce miel empoisonné, ni la peur ni les gémissements ne détruiront le poison. Tu ne réussiras qu'à tuer le gout du miel. Les réalités de l'existence, je les connais, seulement je ne m'y arrête pas. S'il faut boire le poison je le bois, mais les conséquences ne m'intéressent pas. Parce que je sais qu'enfin il s'agit de mourir ... »

Comment continuer à vivre dans un pays soumis à la dictature, à la répression et à l'arbitraire, où on peut tout perdre du jour au lendemain et être roué de coups par des barbus armés de bâtons ? Chaque personnage a sa solution. Pour Fazil, ce sera le refuge des livres. On sent toutes les vibrations de l'auteur à parler de littérature comme un espace de liberté. Il convoque toute la bibliothèque rêvée à laquelle il n'a pas eu accès durant sa détention, de Shakespeare à Flaubert, en passant par Miller et Woolf.

Madame Hayat est une formidable tentative d'évasion par les mots. Même lorsque le corps devient esclave, l'esprit demeure libre. Même lorsque l'étau se resserre sur Fazil, il a encore la possibilité de faire un choix. Les dernières pages répondent à l'hésitation du jeune homme entre ces deux femmes, les aspirations qu'elles représentent et l'action qu'elles appellent. Et c'est sublime de voir comment l'auteur fait grandir son personnage, terriblement émouvant de découvrir son choix final, comme un hymne à la vie et à la liberté.
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Quel formidable roman d'amour et d'apprentissage! Un hymne à la liberté et à la littérature. C'est du fond de sa cellule à Istanbul que l'auteur Ahmet Altan, alors prisonnier politique, trouve l'inspiration pour créer de sa plume salvatrice une femme extraordinaire et flamboyante, allégorie de la liberté : Madame Hayat . Vu le magnifique portrait qu'il en fait elle a du lui apparaître dans sa geôle comme elle apparaîtra au jeune Fazil, le narrateur, et au lecteur, de manière archangélique dans un halo d'or aux nuances d'Ambre. Apres la ruine et la mort de son père, Fazil, déclassé socialement, part faire des études de littérature. Il loue une chambre dans un immeuble, sorte d'auberge espagnole, aux colocataires bien singuliers mais solidaires et se heurte à la réalité du régime autoritaire et arbitraire turc. C'est dans un studio de télévision souterrain qu'il voit la plantureuse Mme Hayat, figurante, se trémousser allègrement devant les caméras. Il est subjugué par cette femme d'âge mûr aux cheveux feu et or, à la robe couleur de miel, au parfum de lys, au rire ravageur et aux rondeurs exhibées. Désinvolte, généreuse, secrète, elle l'initie aux plaisirs et changera sa conception de la vie avec authenticité, simplicité, sensualité et joie de vivre dans un contexte politique pourtant tendu et répressif. Tout les oppose mais ils sont liés corps et âme. Il est passionné de littérature, elle a l'intelligence de la vie. « Madame Hayat était libre. Sans compromis ni révolte. Libre seulement par désintérêt, par quiétude, et à chacun de nos frôlements, sa liberté devenait la mienne ». Elle provoque chez lui une ambivalence affective entre désir et éloignement, fascination et honte, déni d'amour et passion. Puis vient la rencontre avec Sila jeune étudiante avec qui il a de nombreuses similitudes, l'antithèse de madame Hayat. Désordre émotionnel. Attaché profondément aux deux, prisonnier de ses deux désirs, il s'égare dans la confusion des sentiments. Ce roman d'une grande justesse, empli de belles réflexions sur la vie, le hasard et les clichés, prend aux tripes et on le referme sur une fin sublime avec ce sentiment oppressant ressenti tant de fois par Fazil : le manque.
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Lorsque son père meurt ruiné, Fazil plonge dans la précarité. Il trouve à se loger dans un quartier populaire, et tâche de financer ses études littéraires en faisant de la figuration pour une chaîne de télévision. Tandis que la peur monte dans le pays sous la pression croissante de la violence et de l'arbitraire d'un totalitarisme religieux, le jeune homme cherche un sens à sa vie, à la croisée de sa passion pour la littérature et de son amour pour deux femmes aux antipodes l'une de l'autre. Sila est une étudiante de son âge, déterminée à partir chercher la liberté à l'étranger. Madame Hayat est une femme mûre et sensuelle, que rien ne semble pouvoir empêcher de rester elle-même, flamboyante et insaisissable.


Rédigé pendant les années d'incarcération politique d'Ahmet Altan, libéré en avril dernier, le roman file la métaphore pour un incoercible chant à la liberté. Sur l'arrière-plan d'un pays sombrant dans la terreur et l'oppression, qui, s'il n'est jamais nommé, semble pointer un futur proche en Turquie, l'apprentissage du jeune Fazil est l'occasion pour l'auteur de partager ses déchirements et ses réflexions sur la meilleure manière de rester libre. Si, à travers Sila, se profile sa passion pour cet incomparable vecteur de liberté qu'est la littérature, avec la tentation de partir la cultiver à loisir dans la fuite et dans l'exil, c'est une autre forme d'irréductible indépendance, celle qui vous vient de choix assumés sans concession, quoi qu'ils coûtent, parce qu'ils sont les plus en accord avec vous-même, qu'incarne Madame Hayat.


Cette femme, dont le nom signifie « la vie » en turc, apprend au jeune homme que l'on ne peut vivre pleinement et librement qu'en oubliant passé et avenir pour se concentrer, sans remord ni crainte, sur l'instant présent. Rien à perdre, pas de « peur d'avoir peur », juste l'évidence présente : une philosophie de vie dont on conçoit aisément à quel point elle peut façonner les choix de l'auteur dans la poursuite sans exil de son oeuvre, malgré la coercition. C'est exactement celle qui guide les irréductibles combattantes de la liberté kurdes face à Daech, dans S'il n'en reste qu'une de Patrice Franceschi...


Comment ne pas être à nouveau impressionné par cette dernière parution de l'auteur ? Plus encore qu'un formidable hommage à la littérature et à ses pouvoirs d'émancipation, c'est cette fois, face à l'oppression directement subie, une ardente déclaration d'amour à la liberté que nous livre l'irréductible plume, toujours aussi élégante et éclairée, d'Ahmet Altan.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Fazıl, le narrateur, est étudiant en lettres lorsqu'il rencontre Madame Hayat. Tous deux font de la figuration dans un studio de télévision. S'il devait lui donner un âge, il dirait qu'elle doit avoir une cinquantaine d'années. Ils n'ont, de prime abord, rien en commun. Madame Hayat ne lit pas, elle ne regarde que des documentaires. C'est une femme libre, d'une « désinvolture comique et souveraine […] Elle était la personne la plus extraordinaire, la plus fascinante que j'ai rencontrée dans ma vie ».
Devenu boursier après le décès de son père, Fazıl loue une chambre dans un vieil immeuble peuplé d'étudiants pauvres, de travestis, d'êtres fragilisés par le chômage, la montée des prix et les rafles de la police. le quotidien s'assombrit, les bastonnades se multiplient. « Costauds, barbus, armés de bâtons […] Les divertissements de toutes sortes, et quiconque ne leur ressemblait pas, récoltaient leur haine ». (...)
Un an pour grandir, mûrir, vivre deux amours, celui de Madame Hayat et de Sila, découvrir la pauvreté, « la colère, la peur, le désir de revanche, la jalousie, la volupté, la tromperie, le regret. »
« le poids de ce que j'avais vu, appris, vécu, pesait parfois si lourd que je me sentais épuisé comme un vieillard. Je n'arrivais à concevoir ni les actes des hommes ni le silence de la société, je ne pouvais plus vraiment comprendre les vivants. […] Alors j'allais à la bibliothèque lire des romans […] mais dès que le roman était refermé je retournais à l'artificialité d'un monde sans issue, parmi des hommes que je ne comprenais pas ».
« C'est en marchant dans la cour de ma cellule, pendant des heures, que j'ai créé Madame Hayat. Je suis amoureux d'elle ! », confie l'auteur turc, qui a passé de nombreuses années en prison, dans une interview au Monde.
En donnant vie à cette femme libre et flamboyante, consciente de l'absurdité du monde, et à ce jeune étudiant désenchanté, épris de lettres, Ahmet Altan nous rappelle à quel point la littérature est une résistance, d'où que vienne l'arbitraire.
Elisabeth Dong pour Double Marge (extrait)
Lien : https://doublemarge.com/mada..
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Prix Femina étranger 2021 : ce livre sur la liberté de choisir sa vie, ses amours, sa destinée résonne étrangement lorsque l'on apprend qu'il a été rédigé en prison par Ahmet Altan, qui l'a dédié lors de la remise du prix Femina « à toutes les femmes turques et kurdes injustement emprisonnées, pour des raisons politiques ». L'auteur a été incarcéré pendant plus de quatre ans en Turquie, accusé d'avoir appelé à renverser le pouvoir, lors du coup d'état du 15/07/2016 alors qu'il était rédacteur en chef du quotidien Taraf. Il a été libéré seulement en Avril 2021.
L'auteur s'attelle en prison à la rédaction de « Madame Hayat », personnage qui va prendre vie à ses côtés, et on l'imagine, l'aider à supporter les années de souffrance. Ainsi dans le texte qu'il a écrit pour la remise de son prix, il déclare « Moi aussi, j'ai voulu que les autres aiment Madame Hayat autant que je l'aimais. Qu'ils tombent amoureux d'elle autant que j'en étais tombé amoureux. »
C'est une éducation sentimentale qu'Ahmet Altan nous conte, celle de Fazıl, jeune homme dont la vie bascule au décès de son père, dans la pauvreté. Pour gagner un peu d'argent, il va faire de la figuration dans le public d'une émission de télé et rencontrer deux femmes ; Madame Hayat, une superbe femme d'âge mûr qui va jeter son dévolu sur lui, et Sıla, une très belle jeune femme de son âge, étudiante en littérature comme lui.
J'ai été envoutée par les premières pages de cette lecture, la découverte de ces femmes si différentes par Fazıl. La plume de l'auteur glisse et nous emporte dans un tourbillon de sensualité, de découverte de la vie, de l'amour. Même si l'auteur ne situe pas son livre géographiquement et ne fait que mentionner la région du Bosphore, il nous révèle les difficultés de la vie en Turquie, une part de plus en plus importante de la population perdant son emploi, ses espoirs, son avenir, subissant une répression de plus en plus violente et aveugle.
Malgré les grandes qualités de plume de l'auteur, si j'ai apprécié les leçons données par Mme Hayat, je n'ai pas été complétement séduite pour ma part par Fazıl. Je n'ai pas réussi à m'attacher à ce jeune coq, qui passe sans vergogne des bras d'une femme à ceux d'une autre, bien conscient qu'il profite éhontément de la générosité de l'une et de la naïveté de l'autre. Son attitude désinvolte ne semble lui poser aucun problème, et il se permet même de porter un regard parfois méprisant sur l'épicurienne Mme Hayat, qui fait peu de cas de son érudition littéraire. J'ai donc regardé avec distance l'évolution du trio, ce que j'ai regretté. Si l'auteur avait donné la parole à Mme Hayat et Sıla, peut-être me serais-je sentie plus concernée par cette histoire.
Cependant, je terminerai par une note très positive, la fin m'ayant surprise et ravie. Une belle déclaration finale d'amour aux femmes, à leur liberté et à la liberté tout court d'Ahmet Altan.
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Pourquoi faut-il qu'un auteur d'un âge certain se sente obligé de nous raconter la vie sexuelle d'un jeune étudiant en lettres qui, tombé amoureux d'une femme mûre aux courbes généreuses, lui fait l'amour dans toutes sortes positions ? Qu'il s'agisse d'une histoire vécue par l'auteur ou pas, moi personnellement ça ne m'intéresse pas. Par contre ce qui m'intéresse, et c'est ce qui sauve ce roman de l'ennui, c'est le contexte politique dans lequel l'auteur a situé cette idylle. Celui de la Turquie actuelle où un bon mot, une seule phrase suffisent pour que la police déboule à l'aube. Face au vague et à l'immensité de cette menace nouvelle, il ne reste que la peur, une peur muette, collective écrit Ahmet Altan .
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"Ce n'est pas l'histoire, mais l'art qui exprime la vraie vie."
Friedrich Nietzsche

Qu'il est difficile de trouver les mots justes pour saisir une comète dans sa trajectoire !
Je voudrais vous parler d'une femme qui a trente ans de plus que moi et dont je suis tombé amoureux sous la lumière de ses gestes. Si vous regardez la page de mon profil Babelio, ne vous effrayez pas et cessez tout calcul taquin, ce soir j'ai vingt ans et je suis dans le coeur de Fazıl le narrateur.
« J'ignorais alors qu'entrer dans la vie de quelqu'un, c'était pénétrer dans un labyrinthe souterrain, un lieu hanté de magie dont on ne pouvait sortir identique à la personne qu'on était avant de s'y engouffrer. Je croyais encore en la possibilité de traverser l'existence comme un personnage de roman, envoûté peut-être, mais certain de pouvoir sortir du cercle de mes émotions dès que l'envie m'en prendrait. »
Le jeune Fazıl, étudiant en lettres le jour, gagne sa vie en tant que figurant dans une émission de télévision le soir. À peu près au même moment où il rencontre la voluptueuse Madame Hayat, Fazıl fait la connaissance de Sıla, une jeune fille de son âge qui étudie comme lui la littérature. Les deux femmes n'ont rien en commun. Rien, sauf de croiser le chemin de Fazıl...
Ahmet Altan n'est pas le premier écrivain à se pencher sur les premiers pas d'un jeune homme inexpérimenté, maladroit, qui va découvrir ses premiers émois amoureux dans ce balancement entre l'itinéraire de deux femmes. Triangle amoureux, pas très isocèle... Qui plus est : c'est une femme de trente ans de plus que lui qui va l'initier au plaisir de la chair et des sens. Là encore d'autres écrivains avant lui se sont essayé sur ces chemins d'apprentissage...
Mais ici le paysage en toile de fond de récit est celui d'un pays qui bascule peu à peu dans les ténèbres de l'obscurantisme et de la répression.
Sans le nommer, Ahmet Altan désigne sans nulle doute son pays la Turquie, mais sans les nommer il désigne aussi tous les pays qui basculent progressivement dans les jours sombres de l'oppression, avec la peur des autres en filigrane, l'angoisse de l'avenir, la méfiance, les dénonciations, l'humiliation, mais où l'amitié aussi peut prendre le pas, où la solidarité tend la main, comme dans cet immeuble où habite Fazıl...
Roman universel où des gestes encore ruisselants d'étreintes, écartent le rideau de la nuit, pour regarder le ciel étoilé de constellations, tandis que les bottes noires abîment déjà le silence de la rue solitaire...
Roman initiatique donc, où les premiers pas du narrateur balbutient. Au début Fazıl m'agaçait comme on peut s'agacer de ce qu'on a pu être étant jeune, je le trouvais fade, effacé, absent du monde, mais j'ai compris qu'il n'y avait pas encore mis les pieds, que Madame Hayat ne lui avait pas encore donné les clefs, pris la main pour l'amener sur l'autre rive, vers Cythère...
Et puis, il y a ce très beau thème de la littérature qui s'invite dans l'histoire et vient couturer l'ensemble, avec cette question lancinante sur la littérature : les livres nous éloignent-ils du monde ou bien nous en rapprochent-ils ? J'ai l'impression de poser souvent cette question en ce moment...
Car Fazıl et la jeune Sıla sont tous deux passionnés de littérature, tandis que Madame Hayat se moque elle des livres, des mots. Elle ne croit pas en la vertu de la littérature, elle ne croit pas qu'elle peut apaiser l'âme, guérir les blessures, alors que dans cette ironie jubilatoire, Ahmet Altan en a fait un magnifique personnage féminin de la littérature contemporaine...
« La littérature est un télescope braqué sur les immensités de l'âme humaine. »
Fazıl a sans doute encore besoin de la fiction pour cheminer vers la réalité. Madame Hayat va l'aider à faire son chemin et c'est ce chemin qui va donner sens et corps au récit...
Elle ne veut pas rêver sa vie, elle veut la vivre, à belles dents, de manière gourmande et voluptueuse. Elle la vit avec joie, comme une comète traversant le ciel de ces pages, traversant le coeur de Fazıl, traversant mon coeur... Elle vit avec son rire, ses seins, ses hanches, ses gestes, sa chair... Elle n'a pas peur ou du moins ne le montre pas...
« Elle m'apparut comme une vaste prairie d'herbe verte, une douce prairie qui s'étendait à perte de vue sous le soleil, part d'une nature infinie dont rien ne la séparait : sa joie pure, sa fraîche et tendre volupté évoquaient ces herbes qui ondulaient sous une brise inlassable, et sa désinvolture, qui illuminait tout ce qu'elle touchait d'une teinte légère, comme un matin d'été… »
Elle se moque des livres et regarde à longueur de journées à la télévision des documentaires sur les animaux, les insectes aquatiques... Ah ! Les libellules ! Je ne regarderai plus jamais sans un brin d'émotion striduler en moi le vol harmonieux des libellules qui dessinent un coeur tout en copulant...
Elle est la vie même, une fenêtre ouverte sur la lumière, une respiration, la joie gorgée de soleils et de vins, faisant la nique aux chemises noires.
Sous la lumière de Madame Hayat, Fazıl grandit, tandis que les bruits de la répression montent de plus en plus assourdissants, effaçant définitivement les rêves de la rue...
Tout n'est que mouvement et oscillation dans ce roman initiatique. Tout n'est que contrastes.
Entre le clair et l'obscur.
Entre la jouissance de la vie et les ténèbres.
Corps libres des femmes effacés peu à peu par les voiles sombres de l'obscurantisme.
Libertés et totalitarisme.
Partir ou rester.
Livre d'amour, livre politique, sûrement les deux, car ici les deux se conjuguent au même temps...
Ce roman nous rappelle que les écrivains comprennent peut-être mieux que quiconque l'humanité, ses vertiges, ses affres et c'est pour c'est pour cela que nous ne pouvons pas nous passer de littérature.
Je sais que le sortilège de ce livre continuera d'agir longtemps après et que souvent mes pas me ramèneront dans la rue sous la fenêtre de l'appartement de Madame Hayat, guettant désespérément qu'une lumière ne vienne s'allumer.
Ce soir j'ai vingt ans et j'aime Madame Hayat.
C'est en prison qu'Ahmet Altan a écrit ce très beau livre d'une écriture poétique et d'une force de vie somptueuse. Les premières pages en sont sorties par bribes grâce à son avocat...
« On n'apprend pas grand-chose sur l'existence, dans les familles heureuses, je le sais à présent, c'est le malheur qui nous enseigne la vie. »

Je remercie mes compagnes de voyage, Diana, Nathalie et Sandrine, qui m'ont permis de faire quelques beaux pas de côté sur cette lecture qui m'a touché par la beauté de son écriture et la joie solaire de cette femme.
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Parmi toutes mes lectures, je constate que je lis essentiellement des auteurs provenant des mêmes pays. Généralement, ils sont français ou américains, voire anglais à part pour la littérature noire où j'aime énormément les auteurs nordiques.

N'ayant pas su m'inscrire au Prix Bookstagram du roman étranger pour des raisons personnelles, j'ai décidé de lire le maximum de livres en lice car je trouvais la sélection très tentante.

En plus, comme écrit ci-dessus, j'aimerais étendre l'origine des auteurs des oeuvres que je lis. le premier sélectionné pour le Prix était justement écrit par un auteur turc. La Turquie est un pays pour lequel j'ai de graves lacunes, à l'exception d'Elif Shafak pour laquelle j'avais eu un énorme coup de coeur pour son merveilleux livre, « 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange », lu dans le cadre du Grand Prix des Lectrices Elle.

Fazil est un jeune issu d'une famille bourgeoise. Universitaire en littérature, il se retrouve désargenté lorsque son père fait faillite à la suite de mauvais investissements et se suicide. Dans le cadre d'un petit boulot pour tenter de subvenir à ses besoins, il fait la rencontre de Madame Hayat, une quinquagénaire, un peu excentrique. Alors qu'il en tombe amoureux, il rencontre Sila, une camarade d'auditoire, aux antipodes de la quinqua mais pour laquelle les sentiments se dévoilent petit à petit. Comme les deux faces d'une même pièce, les deux femmes hantent le coeur de Fazil qui se cherche dans une société qu'il ne reconnaît plus.

Aux premiers abords, ce livre m'a directement fait pensé au film « le lauréat » et à sa bande-son de « Mrs. Robinson » du duo Simon et Garfunkel. La comparaison s'arrête au personnage de Madame Hayat car l'histoire se déroule dans un pays autoritaire (dont on peut supposer qu'il s'agit de la Turquie, même si elle n'est pas distinctement nommée) où la liberté d'aimer, entre autre, n'est que fictive.

Le fait que ce livre ait été écrit par son auteur, Ahmet Altan, alors qu'il se trouvait en prison, accusé d'avoir participé indirectement au coup d'Etat raté de juillet 2016 contre le président Erdogan lui fait prendre une saveur particulière. Les deux héroïnes féminines de ce roman s'apprivoisent comme les contradictions qui étrennent la Turquie entre le classicisme et la modernité. de nombreux personnages secondaires ont toute leur importance et donnent de la force au récit. Les références littéraires se mêlent efficacement à l'histoire.

Loin d'être un pamphlet politique ennuyeux, c'est au final une ode à l'amour et à la liberté qu'Ahmet Altan concède aux lecteurs, avec beaucoup de poésie et de délicatesse.
Lien : https://www.musemaniasbooks...
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Madame Hayat m'a rappelé la teneur et le style de romans du XIXe siècle, ceux dans lesquels Stendhal, Balzac ou Flaubert racontaient les aventures d'un jeune homme qui prenait son indépendance et structurait son passage à l'état d'adulte. A leur manière, Julien, Eugène et Frédéric expérimentaient des liaisons amoureuses, prenaient conscience de l'environnement social et politique dans lequel les circonstances les avaient propulsés, et affinaient leurs vocations personnelles. Nous les avions suivis au même âge qu'eux, leurs parcours nous interpellaient.

Le temps a passé, tant pour moi que pour l'auteur de Madame Hayat, Ahmet Altan, qui a presque mon âge. Drôle d'effet, que de retrouver un tel parcours initiatique dans son roman ! le narrateur, Fazil, est un jeune étudiant en lettres. Sa famille, aisée, vient d'être brutalement ruinée. Il est plongé dans l'univers aride des étudiants isolés et fauchés, et il fait ses premiers pas dans une société à la fois flamboyante et inquiétante, où l'on se méfie des intellectuels et de ceux qui aspirent à le devenir.

Aucun nom de lieu n'est cité. Les événements racontés par Fazil se déroulent dans une grande ville universitaire d'un pays qui ressemble à la Turquie. Un régime autoritaire, corrompu, où l'arbitraire règne. Mieux vaut ne pas s'exposer aux répressions policières. En même temps, des groupes de barbus sillonnent la ville, armés de bâtons, afin de détruire les lieux de divertissement et de punir leurs adeptes. Bondée et joyeuse au début de la narration, la rue se vide peu à peu, pour terminer déserte et muette.

Sur le tournage d'un show télévisé quotidien qui l'a recruté comme figurant, Fazil rencontre deux femmes très différentes, dont il tombe amoureux. Une tranche de vie, pendant laquelle il mène ses deux liaisons en parallèle, faisant en sorte que chacune ignore l'autre. Voilà qui est délicieusement amoral. Ne sera-t-il pas finalement contraint de choisir ? Mais laquelle choisir ?

L'une, madame Hayat, est beaucoup plus âgée que lui. Elle symbolise la femme orientale traditionnelle : plantureuse, coquette, épicurienne, charnelle, mystérieuse. Insensible à la philosophie et à la littérature, qui sont les sujets de prédilection de Fazil, madame Hayat bâtit sa culture personnelle en regardant des documentaires à la télévision. Elle fait découvrir à son jeune amant les plaisirs simples de la vie, à déguster tendrement au quotidien, sans se préoccuper du lendemain.

L'autre femme, Sila, est jeune, belle, élégante. Elle est le double féminin de Fazil. Issue d'une grande famille qui vient d'être spoliée de tous ses biens en guise de représailles politiques, elle est étudiante en lettres et passionnée de littérature. Plus pragmatique que Fazil, elle est bien résolue à ne pas se laisser enchaîner et à construire son avenir, en exil s'il le faut, sans Fazil s'il le faut.

S'adapter ou résister, tel est en fait le dilemme personnel que Fazil devra résoudre… à moins qu'il ne se résolve tout seul ! Nous avons tous connu cela.

L'intrigue de Madame Hayat est tout à fait captivante et le roman rend hommage à l'univers miraculeux de la littérature : l'unique univers où l'on puisse contempler des décors mirobolants, participer à des aventures extraordinaires, rencontrer des personnages surprenants — et justement, ils sont nombreux dans l'ouvrage —. Grâce à la littérature, l'écrivain traverse les murs de pierre ou de béton… Il faut savoir que Madame Hayat a été écrit en prison…

Ahmet Altan est un intellectuel, journaliste et écrivain turc, aujourd'hui septuagénaire. Accusé d'avoir « participé de façon subliminale » au coup d'État manqué de 2016 contre le régime du Président Erdogan, il a été emprisonné, condamné à la perpétuité, puis relaxé et finalement libéré cinq ans plus tard, après maintes péripéties.

Une lecture enluminée par une prose magnifique, poétique, légère, par des descriptions et des métaphores sublimes, que l'on doit à l'auteur et aussi à son traducteur, Julien Lapeyre de Cabannes.

Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
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Madame Hayat se déroule dans la fameuse ville située au bord du Bosphore sous un régime totalitaire. le jeune Fazil dont le père vient de mourir entame des études de littérature. le besoin d'argent se faisant sentir, il trouve un emploi de figurant pour une émission de télévision, c'est là qu' il va rencontrer l'amour.

Le narrateur nous livre ses réflexions sur le caractère mouvant et obscur de l'amour à l'image de la vie elle-même :
On assiste à la fascination du narrateur et du lecteur pour le personnage libre, rebelle, insaisissable, hors des conventions, cynique, sensuel, aux traits mouvants incarné Mme Hayat, une femme plus âgée que lui. Celle-ci a des idées et convictions excentriques mais proches d'une certaine vérité, il l'aimera éperdument.

Il sera amoureux aussi de la belle et jeune étudiante en Lettres, jeune femme engagée, beaucoup plus cartésienne que Madame Hayat et avec qui il a de nombreuses affinités, elle aussi le bousculera dans ses convictions.

Le narrateur vit deux histoires d'amour, deux femmes que tout oppose, double face d'un seul sentiment antithétique. C'est pour Fazil, un déchirement, un écartèlement entre les deux êtres, une douleur qui le traverse, qui l'empêche de choisir et de s'engager auprès de l'une ou l'autre. L'amour qu'il ressent pour les deux figures féminines est intense mais Fazil le vit de manière confuse. Ses sentiments échappent à toute tentative de compréhension et de stabilisation, à l'image du chaos évoqué dans le roman.

A l'image de la vie qui s'en va, toute aussi incompréhensible, difficile à définir, soumise aux « hasards et aux clichés » selon l'expression du professeur de littérature de Fazil.

Ce qui sauvera alors le narrateur du désespoir, c'est la littérature et l'écriture vécues comme salvatrices, Seuls éléments d'ancrage, remèdes aux maux de cette société qui s'est effondrée sous le régime totalitaire et islamiste.
On se croirait parfois dans le roman -1984- d'Orwell, le crime par la pensée mis au grand jour, dans 2084 aussi de Boualem Sansal.

Madame Hayat est un roman d'amour mais il est dystopique. Il dérange car proche de la réalité du pays dans lequel se déroule l'histoire. le trait est à peine grossi et met la peur au ventre durant toute la lecture car des tentatives de renverser la démocratie existent aussi partout ailleurs sous d'autres formes, avec d'autres idéologies mais qui pourraient avoir les mêmes conséquences. Ceci faisant écho à bien des angoisses.

Le régime de la terreur règne dans le pays, écrasant tout sur son passage.
C'est la déchéance, l'anéantissement de l'humanité qui est mise à la face du lecteur. La pauvreté, la violence la misère et la haine règnent en maître.
La déshumanisation est incarnée dans le roman par les hommes aux bâtons qui frappent à tout va, la police qui emprisonne pour des prétextes fallacieux.
Ce régime dictatorial détruit bien des vies, des illusions ainsi que le bonheur des familles et des êtres.
Les biens sont spoliés, les anciens détenteurs de richesses deviennent la cible du pouvoir en place et sombrent dans la misère, les suicides et morts subites sont le lot quotidien de cette société en déroute, cette débandade profitent aux escrocs, délateurs et collaborateurs de tous bords et aux intérêts obscurs

Ce roman a été écrit durant l'emprisonnement de Ahmet Altan, journaliste turc. C'est une oeuvre sur l'amour mais qui soulève surtout de douloureuses questions sur la vie, le devenir de nos sociétés et de l'humanité.

Un roman vrai, à ne pas manquer.


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Roméo & Juliette
Sherlock Holmes & John Watson

10 questions
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Thèmes : amants , amour , littératureCréer un quiz sur ce livre

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