Le coeur se souvient

Des questions surgissaient: aurait-elle pu accomplir tout ce qu'elle avait fait si elle avait été blanche? Elle n'y avait jamais pensé en France, même si la ségrégation régnait à d'autres niveaux, et cela la bouleversait. Elle devait donc faire abstraction de tout ça, autant que possible, pour se concentrer sur son unique objectif.

Elle ne pouvait ignorer qu'elle traversait actuellement les États-Unis et que les villes qu'elle sillonnait étaient des marqueurs de l'histoire noire américaine et donc des piliers de la ségrégation, officiellement interdite. Mais dans les faits, la réalité était tout autre.

Elle ne se sentait plus en sécurité nulle part et cette altercation l'avait profondément affectée. Alors que jusqu'à présent, elle franchissait les épreuves avec la détermination d'une sportive de haut niveau, elle avait l'impression de s'être pris les pieds dans le tapis et de dégringoler la pente.

Elle dormait moins bien et le malaise gonflait d’heure en heure : ce pays trop grand, cette ville hostile, ces lieux pauvres, ces regards intrigués ou haineux l’atteignaient de plein fouet. Et tout cela pour rien, car personne ne reconnaissait son frère ni ne l’avait contactée.
Pour autant, elle refusait d’abandonner.

Son frère. Ce mot lui semblait encore si étrange et il lui tardait de le voir. Elle avait hâte aussi d’en savoir plus sur ses parents biologiques et parfois, l’angoisse surgissait sans crier gare : qu’adviendrait-il de Lucien et Thérèse ? Après avoir rencontré son père et sa mère, allait-elle se sentir différente par rapport à eux ? Quels nouveaux dilemmes allaient se réveiller ? Pour toute réponse, elle secoua la tête et se concentra sur la prochaine étape.

Tout le monde voulait remettre la main sur Antonio, pour qu’Amelia renoue avec ses origines. Il savait à quel point le vide laissé par un être cher pouvait être mordant et s’il pouvait combler ce manque chez elle, alors il aurait au moins fait quelque chose de bien dans sa vie.

Il fallait se plonger dans la psychologie des différentes personnes qu’Amelia allait rencontrer, affiner l’efficacité et la simplicité des questions pour que les réponses soient claires. Ce n’était pas très loin du métier qu’ils exerçaient : se mettre dans la peau de leur cible publicitaire, trouver les bons mots pour éveiller des émotions et pousser à l’action, et chercher à obtenir la réaction ou l’information espérée. Il était bientôt 18 heures lorsqu’ils furent enfin satisfaits de leur travail.

Qu’est-ce qui poussait des parents à faire adopter leur enfant ? La pauvreté ? Avait-elle seulement des parents ? Elle pouvait aussi être orpheline… Il pensa à Antonio et un frisson le secoua de la tête aux pieds. S’il avait un frère quelque part dans ce vaste monde, que serait-il capable de faire pour le retrouver ? Quentin regarda par la fenêtre, le cœur en suspens.

En réalité, j’ai vite eu le sentiment que je n’appartenais pas à cet endroit tellement j’étais loin de la civilisation et les lieux étaient si sauvages ! J’ai eu l’impression d’être écrasée par cette nature compacte. Les montagnes nous entourent, les forêts sont denses, dangereuses avec les ours… Mais ce n’est pas tout, poursuivit Ashley. L’alcool et la drogue sont très répandus, car les gens s’ennuient. Ils sont aussi très conservateurs et les femmes ne sont rien, juste des bonniches, et la maltraitance est courante, sans parler des violences faites à tout ce qui n’a pas la peau blanche ou qui n’est pas hétérosexuel.

– Antonio est… Il est illégalement en Amérique.
Amelia resta paralysée. Elle aurait dû s’en douter, mais c’était une situation trop compliquée pour qu’elle puisse seulement l’envisager… tellement loin de sa propre réalité. Ça expliquait pourtant tant de choses : la peur des patrons, dont la méfiance avait été décuplée par les cartes postales puisque Antonio n’écrivait pas. Ils s’étaient peut-être imaginé qu’elle les avait inventées et qu’elle était juste là pour les sanctionner d’employer des immigrants clandestins.