Citations sur Le jour commence (10)
CHANSON
Tu me regardes. Tu souris :
les choses brillent dans tes yeux.
Tu dis: "arbre" et l'arbre fleurit,
poudre de neige, feuilles bleues.
Tes mains enfantent des oiseaux
fuyant en un bruissement d'ailes
au fond du jour, et tout est beau
quand la nuit monte au bord du ciel.
Et ton pas trouve les échos
perdus au ventre gris des pierres,
sourdes rumeurs, presque des mots
qui parlent d'une autre lumière
la même qui, obscure, douce,
luit toujours au creux de ton corps
et m'appelle, comme en la source
la perle bleue de l'eau qui dort.
ALPHABET
Chaque jour
puisqu'il faut vivre
- ce qu'on appelle vivre -,
chaque jour je bâillonne
cet enfant bleu qui crie
derrière la mémoire,
je casse en deux sa voix,
la frêle flûte d'air,
je le boucle
à double tour,
je refuse d'entendre
son eau coulant très loin,
de voir ses pas de neige,
je ne veux plus sentir
cette angoisse du temps
perdu, cette absence,
cette vie qui s'en va,
je me jette tête baissée
dans la grisaille,
je mets le masque,
j'avale tout, les horaires vides,
matins et soirs,
je n'écoute plus,
je m'aveugle d'images,
jusqu'à ce coin de rue,
ce jardin triste,
cette chambre peut-être,
où, malgré moi,
ma bouche épelle encore
un alphabet d'insectes et de nuages.
LUEUR
Écoute en ta mémoire la rumeur
de l'enfance, cette averse égrenée
sur la vitre, tandis que bouge et tinte un rameau sous le vent. Écoute aussi
quand tout n'était encore que reflets pénombre et cils d'une pluie fugitive, parler cette voix que tu ne comprends pas
dans la douceur d'une chambre imprécise.
Il n'y avait alors que ce frisson
sur la peau, ce froissement de nuages, cet immobile égouttement des heures qui peu à peu luisaient dans le silence.
Quelqu'un te souriait. Tu regardais
le jardin gris à travers le flocon lumineux du rideau, tu attendais,
et, lentement, du devenais la pluie.
(extrait de "Le songe et la blessure" - p. 66).
.
Un rayon d'or poudroyait et fumait
sur les meubles lustrés par le silence
et l'haleine du temps. A la fenêtre
l'après-midi jaunissait sur les champs
puis rougeoyait à la cime des arbres.
Un calme immense illuminait le ciel.
Contre la vitre une mouche bruissait.
Muets, nous regardions tomber le soir
toujours semblable, toujours différent,
où se mêlaient souvenirs et présages
comme au miroir de cette chambre morte,
et l'ombre de la branche sur le mur
frémissait en un grêle dessin,
signe secret et tendre de la vie.
(extrait de "L'Autre pays" - p.54)
.
LE SONGE ET LA BLESSURE (1969-1970)
(Nocturne inachevé)
Aujourd'hui le temps saigne sur la vitre.
Un vent d'absence y vient mêler les cendres
d'on ne sait quel feu mort. Un volet grince
et claque par moment. On guette encore
cette rumeur de vie sous les échos
et la rumeur des jours, comme une eau lisse
où vient sauter la pierre. Mais on sait bien
qu'on ne pourra jamais l'entendre.
On reste là quand même, et on attend :
peu à peu le soir glisse sur la page,
couvrant les mots et la main qui les trace.
La lampe qu'on allume elle aussi saigne
et les mots s'illuminent un instant.
Puis tout s'éteint. Que crois-tu donc, poète,
qu'une lampe suffit à éclairer
la nuit têtue de l'encre et du destin?
Car tout retombe au centre de la page,
tout se brise toujours, telle la pluie
qui s'est mise à tomber contre la vitre.
On écoute pourtant : le long des murs
le temps suinte et coule ; on se regarde
dans le reflet étrange d'un regard.
La nuit est une eau noire où flottent des
lambeaux d'espoirs, des lueurs, des regrets,
des voix perdues, des mains, un froissement
trouble et très lent d'images déchirées,
une lente agonie de chaque chose
en chaque chose et de l'homme en lui-même.
Une porte se ferme. Une fenêtre.
Dans le silence effrayant des paupières,
au bord du puits obscur de la mémoire
dont nul ne sait s'il pourra revenir,
tous se cachent pour perdre leur visage.
La nuit. Le lieu de l'impossible amour
où chaque fois nous nous brûlons en vain.
Tu me souris, mais tu es trop fragile
pour que sans te briser ma main te touche,
ô toi si proche, si lointaine, seule
à l'orée de ce songe où tu m'attends:
un jour de ciel, un silence d'oiseaux,
un champ de terre rouge et un cyprès
dressé contre le mur d'une maison de pierre,
un lent chemin que frôlent nos deux ombres
au cercle d'or d'un éternel été.
Mais on vieillit et le songe s'éloigne,
tel un écho de pas dans la rue vide,
léger mais persistant. La main se pose
sur la page inutile où çà et là
sont échoués les mots. Les yeux se ferment.
Il n'y a plus qu'à écouter encore
sous le silence et la cendre des heures
éparpillées, ce feu de la mémoire
craquant très loin, voix de flamme et de braise,
voix d'enfance et de mort. Le vent s'est tu,
la pluie aussi: il faut attendre l’aube.
SILENCE CORPS CHEMIN (1972)
Silence
Le feu des pierres illuminait les racines aveugles
Une offrande de cris où se mêlaient des voix montait du rose des collines
L'ombre tremblait
Le silence portait toujours les cicatrices de la foudre
COURBE DU TEMPS (1971-1972)
quand le regard devient regard
la main s'arrête un peu
comme pour écouter
la lumière à quatre heures
est l'or déclinant d'un fruit
le ciel plus pur encore
que celui de l'enfance cachée
dans le vert tremblement des poires
sous l'arbre s'incline une tête
selon la courbe de sa vie
vivre vivre blessure lente comme neige
L'AUTRE PAYS (1966-1969)
Une fontaine sèche où pousse l'herbe
et coule le soleil. La rue déserte.
Un chat passe sans bruit. Des escaliers
tordus sonnent dans la cendre des tuiles.
Un oiseau gris couve le long des murs
les œufs d'oubli que le temps a pondus.
Son cri parfois déchire la lumière,
sanglant. On s'arrête pour l'écouter.
Rien ne bouge. Des fleurs tremblent à peine
aux terrasses où s'écrase le ciel.
Sous les volets, sous le bâillon de l'ombre
des yeux obscurs s'allument en silence.
Plus haut, près d'une croix de pierre blanche
rongée de vent, veille la solitude.
Son pas brûlant rôde par les orties
à l’horizon des dernières demeures.
quand le regard devient regard
la main s’arrête un peu
comme pour écouter
la lumière à quatre heures
est l’or déclinant d’un fruit
le ciel plus pur encore
que celui de l’enfance cachée
dans le vert tremblement des poires
sous l’arbre s’incline une tête
selon la courbe de sa vie
vivre vivre blessure lente comme neige
La beauté n’est pas une réponse : une blessure simplement comme une source inépuisable.