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Critique de Woland


Travnika Hronika
Traduction (du serbo-croate) : Pascale Delpech

ISBN : 9782268071589


Voici un auteur qu'on a du mal à ranger sur les étagères, tout d'abord en raison de sa puissance et de sa profondeur, qui ne sautent pas toujours aux yeux, ensuite par sa nationalité. En effet, né en Bosnie-Herzégovine alors que ce pays était sous le protectorat de l'Empire d'Autriche-Hongrie, Ivo Andrić fut yougoslave jusqu'à la fin de sa vie bien qu'il se fût lui-même déclaré serbe. Il faut dire que, dès sa jeunesse, il souhaitait voir la Bosnie ne faire qu'une avec la Serbie. Tout cela pour vous faire remarquer au final que, né par ailleurs dans une famille croate, Andrić écrivait en serbo-croate et qu'on peut donc le rattacher à la Croatie. Ouf ! Diablement compliqués, ces Balkans ! Wink

"La Chronique de Travnik" est un long roman, pas si tranquille qu'il en a l'air, axé sur les événements qui agitent le chef-lieu du pachalik de Travnik, en Bosnie, alors sous contrôle de l'Empire ottoman car nous somme en effet au beau milieu des guerres napoléoniennes, entre 1805 et 1814. Napoléon redessine les frontières de la France et il voit grand - trop grand certes mais ce fut beau ... drunken drunken du coup, voilà la Sublime Porte contrainte d'accepter la création d'un Consulat français à Travnik. Presque immédiatement, l'Empire d'Autriche, qui conserve un oeil sur ce petit pays qu'elle convoite, demande elle aussi, poliment mais fermement, à ce que le Grand Seigneur lui autorise son Consulat personnel. Estimant peut-être que c'est là la volonté de Dieu mais plus certainement qu'il ne peut se brouiller avec aucune de ces deux grandes puissances dont la première se déchaîne depuis déjà quelque temps pour avaler l'Europe dans son intégralité, l'Empire ottoman accepte fort gracieusement - n'est-il pas préférable de baiser la main qu'on ne peut mordre ?

Arrive d'abord le consul de France, Jean Daville, qui restera en place jusqu'à la chute de Napoléon Ier alors que, en face, se succèderont deux consuls autrichiens, l'un ayant charge de famille, l'autre élégant et parfait célibataire. Tantôt unis contre la politique du Grand Vizir de Travnik, tantôt jouant double-jeu en espérant que l'autre ne se rend pas compte, les consuls sont et resteront en tous cas d'accord sur un point : on ne peut pas faire plus triste, plus misérable, plus barbare que ce Travnik où vivent, côte à côte mais en se suspectant mutuellement du pire et en tombant parfois les uns sur les autres dans d'effarants massacres, la majorité musulmane, les minorités juive et chrétienne orthodoxe et enfin les autochtones qui ne souhaitent qu'une seule chose : se retrouver entre eux.

Tout au long de ces six-cent-soixante-dix-neuf pages, se succèdent les années mais aussi les personnages dont beaucoup occupent une place à part dans la communauté qui leur a donné naissance. Les Grands Vizirs - on en voit passer trois, aussi différents qu'il est possible de l'être l'un de l'autre - oscillent entre la nonchalance avachie et la cruauté imbécile. Quand Constantinople - oh ! pardon, Istamboul - décide une révolution de palais, un firman leur est alors envoyé pour leur signifier l'exil ou la mort (si possible par un bon coup de poignard dans le dos ou alors par empoisonnement). Les Consuls, bien que représentant des intérêts contraires, se sentent avant tout profondément occidentaux et européens et s'épouvantent - il y a de quoi - de moeurs aussi sauvages.

La communauté musulmane, ici d'origine turque - je précise pour certains, on ne sait jamais ... - semble haïr à peu près tout le monde, y compris ses dirigeants d'Istamboul. Les Chrétiens orthodoxes s'entendent à merveille avec l'Autriche, qui est tout de même catholique, mais boudent plus ou moins le pauvre Daville, représentant d'une France sans Dieu dont l'Empereur va même finir par faire du Pape son prisonnier. Les Juifs, résignés, excellents commerçants, attendent, au fond de leurs sombres boutiques, le client bien sûr mais aussi l'heure qui leur donnera la liberté. Précisons qu'ils descendent des Juifs chassés d'Espagne au Moyen-Âge et que, ayant su préserver cet héritage qui a intégré certaines coutumes espagnoles, ils se sentent, eux aussi, bien plus occidentaux et européens que les autochtones. Ceux-ci enfin vont et viennent, pleins de mépris envers leurs compatriotes forcés mais résolus à n'en rien montrer tant que la Sublime Porte aura un droit de regard sur leur humble vie ... Il faut survivre avant tout pour préparer la Bosnie de demain.

Nous ne dirons pas qu'ils grouillent, ces personnages, mais enfin, ils sont tout de même très nombreux et il est difficile de les citer tous. Retenons Salomon Atijas, chef de la famille juive la plus respectée, et le discours final et touchant qu'il adresse à Daville "afin que la France et l'Europe ne nous oublient pas ici ..." ou encore, absurde, zigzaguant et tonitruant, Musa, Turc et musulman mais aussi ivrogne patenté, qui rentre toujours de ses beuveries en chantant tout ce qu'il sait dans l'air nocturne et trop calme. Silhouette presque muette mais omniprésente, si puissante dans ce pays soumis au régime patriarcal - comme l'était d'ailleurs la France de Napoléon - Mme Daville, épouse du Consul, toujours active, toujours se multipliant entre son mari, ses enfants - elle en perdra un car, à Travnik, à cette époque, la maladie n'épargne personne - ses visites aux couvents et églises orthodoxes et son potager, source pour elle de tant de réconfort.

Le récit ne se presse pas : il est comme la vie telle qu'elle se déroule à Travnik, tantôt sinistrement paisible, tantôt d'une violence insensée. C'est aussi un témoignage sur toute une époque et sur un ensemble de communautés contraintes de se supporter dans un contexte historique fort troublé. le style, quant à lui, mêle force et fluidité et Andrić soulève bien des questions historiques et philosophiques, faisant ainsi de cette chronique un livre qu'on a du mal à oublier et qu'on tient à relire, un jour ou l'autre. Pour finir, ajoutons qu'il s'agit d'un ouvrage résolument francophile et que, en cette triste période où notre pays sert plus ou moins de serpillière à des nations qui ne le valent certainement pas, il y a plaisir à découvrir - pour ceux qui l'ignoreraient encore - et à redécouvrir - pour les autres - tout le prestige dont il bénéficie aux yeux de son auteur et de ses contemporains. (L'ouvrage fut terminé en 1942, alors que la France vivait encore sous l'Occupation mais Andrić connaît bien son histoire et il est clair que, pour lui, la France ne saurait être que libre, généreuse mais ferme - un modèle à suivre.)

En 1961, Ivo Andrić devait recevoir le Prix Nobel de Littérature : si vous aimez les fresques historiques, "La Chronique de Travnik", au même titre que "Le Pont Sur la Drina", vous permettra de comprendre pourquoi. ;o)
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