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Predrag Matvejevic (Auteur de la postface, du colophon, etc.)Pascale Delpech (Traducteur)
EAN : 9782253933212
380 pages
Le Livre de Poche (05/07/1999)
4.23/5   364 notes
Résumé :
A Visegrad, c'est sur le pont reliant les deux rives de la Drina - mais aussi la Serbie et la Bosnie, l'Orient et l'Occident - que se concentre depuis le XVIe siècle la vie des habitants, chrétiens, juifs, musulmans de Turquie ou " islamisés ". C'est là que l'on palabre, s'affronte, joue aux cartes, écoute les proclamations des maîtres successifs du pays, Ottomans puis Austro-Hongrois.
C'est la chronique de ces quatre siècles que le grand romancier yougoslave... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (73) Voir plus Ajouter une critique
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Prix Nobel de Littérature 1961.

Il a fallu les hasards d'un voyage et d'un séjour au Monténégro pour que je découvre un fabuleux écrivain, conteur hors pair, complètement inconnu en ce qui me concerne. Nous étions à Herceg Novi, près de l'entrée des fameuses Bouches de Kotor et voilà que sur un dépliant touristique, on parle de la maison d'un Prix Nobel de Littérature : Ivo Andrić.
Bien sûr, la visite s'imposait et l'envie de lire cet écrivain aussi. Pas facile, toutefois, de trouver son livre le plus connu : le Pont sur la Drina. Heureusement, notre fils, Simon, put mettre la main dessus dans une bibliothèque de Grenoble car les médiathèques, avec leurs fameux désherbages, se débarrassent bien trop vite de chefs-d'oeuvre… manque de place !
Hélas, mille fois hélas, Ivo Andrić est méconnu en France, même si le Pont sur la Drina a été réédité à plusieurs reprises. Motivé comme jamais, je me suis lancé à la découverte de cette bourgade de Bosnie-Herzégovine, Višegrad, au bord de cette Drina, un sous-affluent du Danube.
Ce pont long de 179,50 mètres, large de 6 mètres, doté de deux terrasses au milieu, la fameuse kapia, se révèle un lieu où les habitants aimaient à se retrouver car doté de sièges et même d'un cafetier. C'est le grand vizir Mehmed pacha qui l'a fait construire et c'est pourquoi il se nomme aujourd'hui « Pont Mehmed Pacha Sokolović ».
Justement, après avoir décrit Višegrad et la Drina avant le pont, quand un bac assurait la traversée, souvent aléatoire, Ivo Andrić passe à la construction. Mais il parle d'abord des rafles, en Bosnie orientale, des enfants chrétiens de dix à quinze ans, emmenés à Constantinople pour intégrer les fameux janissaires. C'est justement un de ces garçons qui devint Mehmed Pacha Sokolović. Nommé vizir, il ordonna une construction qui dura cinq ans.
Cet énorme chantier vient bouleverser la vie des gens mais il faut retenir le nom de l'architecte : Tossun efendi. À partir de là, l'auteur démontre tout son talent de conteur, mêlant anecdotes, dialogues et réflexions dans un récit passionnant. On ne dira jamais assez toutes les souffrances endurées par les ouvriers et leurs familles au cours de la réalisation d'un tel ouvrage sans oublier ceux qui sont tués en plein travail comme cela se passe encore aujourd'hui, hélas.
Au passage, Ivo Andrić livre une description détaillée et, j'ose dire… vivante d'un supplice atroce d'un certain Radisav qui s'ingéniait à saboter l'ouvrage… Quand les échafaudages sont enlevés, au bout de cinq ans, la population qui était hostile au pont, est très fière. Une inscription, en turc indique l'an 1571 pour la fin des travaux.
Le Pont sur la Drina regorge d'événements heureux, souvent malheureux mais ce formidable roman est un excellent moyen pour comprendre le grand problème des Balkans, ces guerres civiles qui ont tant fait de victimes.
Ivo Andrić, au plus près de la vie des gens, le montre très bien avec l'empire ottoman s'étendant jusqu'aux portes de Vienne puis son recul sous la poussée de l'empire austro-hongrois. Seulement, les Turcs laissaient derrière eux des populations converties à l'islam, des gens, vivant mêlés aux Juifs ainsi qu'aux Chrétiens orthodoxes ou catholiques. Toutes ces frictions religieuses ne sont que prétextes à annexions, spoliations, exterminations et même nettoyage ethnique, drames qui se sont perpétués bien après la disparition de l'écrivain, en 1975…
On coupe des têtes, on démolit les constructions annexes comme cette hostellerie bâtie avec la même pierre que celle du pont. En dehors de ces événements historiques, Ivo Andrić me régale avec les précisions concrètes, les anecdotes éloquentes, son style profondément humain. Il ajoute une analyse très pertinente des sentiments des Serbes et des musulmans vivant ensemble mais espérant la victoire d'un camp sur l'autre. Il ajoute des réflexions philosophiques sur le pouvoir de la nuit mais voilà qu'apparaît l'éclairage public, ces lanternes qu'il faut éclairer une à une.
Les Autrichiens envahissent Višegrad et voilà des soldats Tchèques, Polonais, Croates, Hongrois, Allemands pour réorganiser la vie quotidienne du peuple. On numérote même les maisons avant que les hommes soient mobilisés ici aussi.
Sous l'empereur François-Joseph, on parle de liberté universelle, d'épanouissement mais aussi de travail, de profit, de progrès. Ceux qui dirigent la ville sont des étrangers, ni agréables, ni aimés qui font payer des impôts, utilisant une méthode indolore contrairement à la brutalité des Turcs. Ce sont vingt ans d'occupation, de paix et de progrès matériel mais des soubresauts se font sentir en Europe avec un attentat à Genève pendant que la rakia coule à flot dans l'auberge de Zarije et un peu partout dans la ville. le chemin de fer arrive même à Višegrad et cela modifie la vie locale car les jeunes, étudiant à Sarajevo rentrent plus souvent et rapportent une conception plus libérale de la société.
Ivo Andrić n'oublie pas les amours. Après l'histoire dramatique de Fata, voici le Docteur Balach au piano et Madame Bauer au violon, plus deux jeunes hommes, le vaniteux Stiković et le consciencieux Glasinčanin qui rivalisent d'arguments pour conquérir le coeur de la belle Zorka. C'est un magnifique double duo entre les deux jeunes rivaux et le couple de musiciens. L'auteur démontre ici une autre facette de son talent pour parler de l'amour et des tourments amoureux.
Hélas, nous le savons, l'assassinat du duc François-Ferdinand et de sa femme, à Sarajevo, le 28 juin 1914, déclenche la tempête. À Višegrad, c'est la chasse aux Serbes et aussitôt une potence est dressée devant le pont pour trois pendaisons d'un citadin et de deux paysans qui ne comprennent pas ce qui leur arrive. La canonnade de part et d'autre de la Drina menace sérieusement le pont. Autrichiens et Serbes se font la guerre de chaque côté de la rivière devenue une frontière. C'est l'occasion, pour Ivo Andrić, de livrer une belle leçon de philosophie sur la vie et ses moments les plus durs avant de conter une anecdote savoureuse sur le baptême de Peter Gatal.
Cette immense page d'histoire et de vie quotidienne qu'est le Pont sur la Drina s'achève sur un trou béant d'une quinzaine de mètres brisant pour la première fois ce fameux monument, devenu indispensable, qui connaîtra d'autres dommages mais Ivo Andrić n'était plus là pour nous le conter.
C'est la postface signée Predag Matvejevitch qui conclut cette édition en rappelant que le Prix Nobel de Littérature 1961 était avant tout un Yougoslave. Ses deux chefs-d'oeuvre, le Pont sur la Drina et La Chronique de Travnik, excellemment traduits par Pascale Delpech, s'ils parlent d'un temps déjà lointain, doivent être lus aujourd'hui car ils permettent d'éclairer l'histoire des Balkans sans apporter de solution toute faite.

Lien : https://notre-jardin-des-liv..
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"Il y avait toujours eu et il y aura toujours des nuits étoilées..."

Merci à ceux qui m'ont fait savoir qu'il existe un écrivain du nom d'Andric, et qu'il a écrit ce roman dont le véritable héros est un pont...
C'est un livre qui laisse une sensation d'étourdissement aussi forte que la cigarette sans filtre de la marque "Drina", qui a mené des générations entières de Yougoslaves dans leur tombe; livre qui a valu à son auteur le Nobel de littérature en 1961.

D'après la quatrième de couverture, et sans doute un peu ramollie par les romances historiques de Rutherfurd et de Ken Follett, je m'attendais à une saga crue des Balkans sur plusieurs siècles, à partir du moment où une bande de pauvres hères bravait la féroce Drina sous les claquements des fouets ottomans pour y construire un pont, jusqu'à l'époque éclairée où même les plus récalcitrants se sont habitués au son du train qui passe. C'est presque ça...
Mais le folklore est moins bariolé, et le romantique violon tzigane est accordé sur une autre note : plus basse, plus réelle, mais d'autant plus prenante.

Visegrad est une paisible bourgade bosniaque. En 1571, le grand vizir Mehmed Pacha Sokolovic y ordonne la construction d'un pont qui va enjamber la Drina et relier ainsi la Bosnie à la Serbie, l'Orient musulman avec l'Occident chrétien. Pendant quatre siècles, les habitants de Visegrad seront pris dans un tourbillon d'événements liés à cet endroit stratégique.
L'histoire des Balkans se déroule à travers tout ce beau monde qui se croise sur la kapia - une plateforme élargie au milieu de l'édifice - pour partager leurs bonheurs et leurs malheurs. Les vieux ne comprennent pas les jeunes, et les jeunes n'écoutent pas les anciens quelle que soit l'époque, et pendant ce temps on voit passer l'empire ottoman et sa politique cruelle, les enlèvements de jeunes garçons pour devenir janissaires, l'islamisation forcée des habitants, et plus tard les soulèvements serbes. On assiste à l'arrivé des Autrichiens et des influences occidentales, puis aux guerres des Balkans, suivies de près par la Grande Guerre avec ses conséquences tragiques.
L'histoire mise à part, j'étais enchantée par la façon dont Andric décrit le paysage et arrive à évoquer l'atmosphère pour souligner parfaitement son récit.

Les générations arrivent et s'en vont, mais le pont de Mehmed Pacha est toujours là, et supporte patiemment les larmes et le sang qui arrivent de tous côtés et salissent la blancheur de ses arches en pierre. Immuable, il enjambe la Drina en se souvenant des temps que le vent a emporté depuis longtemps derrière le massif de Triglav. A Visegrad, on n'est parfois pas sûr si le soleil se lèvera encore le matin, mais le pont sera sûrement là, comme s'il voulait s'opposer au galop de l'Histoire qui, elle, ne s'arrête jamais. Sa destruction par un coup de canon en 1914 arrive comme quelque chose d'inconcevable...
Andric montre fidèlement sa patrie, comme s'il décrivait juste son reflet sur la surface de l'eau. Les habitants de Visegrad restent solidaires tant en temps de guerre qu'en temps paisibles, malgré les quatre religions différentes ou les opinions politiques qui pourraient les séparer. Leur vie est loin d'être douce; la plupart du temps elle pique et arrache des larmes comme la cubrica, en se cachant les yeux devant le malheur de Fata Avdagova, qui échappe au mariage malheureux en sautant dans la Drina.
Les personnages sont nombreux, ils passent par l'histoire aussi vite que les poissons qu'on pourrait observer depuis les hauteurs de la kapia, et avant qu'on s'y habitue, le destin les accroche à son hameçon et on les porte déjà au petit cimetière de Visegrad.
Mais comment oublier la pauvre Fata, la mémorable traversée de l'ivrogne Salko le Borgne sur le parapet du pont gelé, la folie de Milan Glasincanin qui va perdre toute sa fortune en jouant à l'otouz bir contre un mystérieux étranger, ou l'oreille clouée d'Ali Hodja qui refuse d'aller à une mort certaine contre l'armée Autrichienne ?

Ce fut une belle lecture, mais un peu laborieuse; je ne sais pas si c'est à cause de la traduction slovaque de 1948 à la syntaxe archaïsante, ou simplement parce que le contenu était encore plus cruel que ce à quoi je m'attendais. On a l'impression que l'histoire humaine n'est qu'une suite de guerres et de malheurs, et d'une certaine façon, le livre est comme un préambule aux événements sanglants des années 90. Mais malgré ça et à cause de ça, le beau roman d'Andric mérite ses cinq étoiles.
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Il fallait le faire, un roman dont le personnage principal, si je puis m'exprimer ainsi, est un pont. Oui, oui, un pont. le pont de Mehmed Pacha Sokolovic, qui surplombe la rivière Drina, quelque part au fin fond de la Bosnie-Herzégovine. Et, étrangement, cela fonctionne merveilleusement bien. Je me suis laissé emporté par la chronique de cette structure emblématique de la paisible bourgade de Visegrad et de ses habitants, survolant plus ou moins 400 ans d'histoire et d'histoires, de sa construction à… sa destruction pendant la Grande guerre.

Les premières pages racontent la domination des Balkans par l'empire ottoman et comment les Turcs ont favorisé l'essor de populations musulmanes au sein des communautés slaves chrétiennes. (Après tout, il faut situer le décor et les personnages.) Ces mêmes turcs enlevaient des jeunes garçons en guise de tribut afin qu'ils servent éventuellement dans le corps armé des janissaires. L'un d'entre eux, Mehmed Pacha Sokolovic, devenu un personnage influent à la cour du sultan, décida de la construction du fameux pont. le chantier fut long et rempli de péripéties, des exactions du chef de chantier Abidaga aux pénibles corvées, sans oublier des Serbes qui démolissaient la nuit ce qui avait été bâti le jour. Quelques individus marquèrent cette époque. Entre autres, Radisav, qui fut capturé et empalé sur ce même pont, exposé à la vue de tous. Et Ilinka la folle, qui rôda autour de la structure à la recherche de ses enfants morts-nés, croyant qu'on les avait sacrifiés (une légende racontait que la fée batelière cèsserait de saper la construction du pont une fois des jumeaux emmurés dans sa fondation). Mais tout ça, ce ne sont que des histoires d'un autre âge.

Une fois achevé, le majestueux pont est souvent comparé à une oeuvre d'art. La description qu'en fait Ivo Andric est très évocatrice. Tellement que, s'il était toujours intact, j'aurais eu l'envie d'aller le voir et le visiter. Que dis-je, de l'admirer ! En attendant, il faut continuer la lecture de ce roman passionnant.

Dans les années et les siècles qui ont suivi, l'histoire du pont se confond avec celle de quelques habitants de Visegrad. Par exemple, celle de la jolie Fata qui se jeta du haut du pont pour échapper à un mariage forcé. Mais, plus on se rapproche du 19e siècle, plus l'emprise des Turcs se relâche. Les fonds pour l'entretien des bâtiments connexes viennent à manquer, Daut hodja essaya malgré tout de sauver de la ruine l'hostellerie, le caravansérail. Sinon, pour le reste, la vie s'écoulait, apparemment inchangée. D'autres personnages viennent, puis passent, comme Salko le Borgne ou le vieux Hadzi Zuko. Il est difficile et probablement inutile de se rappeler de chacun de ces personnages qui forment une mosaïque impressionnante. Les communautés musulmane, chrétienne et juive cohabitent, la plupart du temps en paix malgré quelques anicroches, mais bien souvent chacune de son côté. En fait, il n'y a que rarement dialogue entre elles et c'est bien dommage. C'est un thème récurrent et plus important qu'on pourrait le croire, dans ce roman qui semble mettre le pont de l'avant.

L'intrigue prend une direction nouvelle avec le départ des Turcs et l'entrée en scène des Autrichiens en 1878. Ces derniers s'activèrent sitôt arrivés. Ils inspectèrent, mesurèrent, vérifièrent, examinèrent, dictèrent des lois et des ordonances, etc. Ce zèle semble assez incompatible avec l'existence paisible à Visegrad et ses habitants les regardèrent d'abord avec un haussementsd'épaules. de nouveaux personnages attirent l'attention du lecteur, comme le pope Nikola, Lotika et son tripot, Milan Glasincanin qui se laisse emporter par la fièvre du jeu, le sentinelle Gregor Fedoune qui laissa passer un rebelle sous yeux alors qu'il admirait une jolie femme.

Plus on avance dans le temps, plus la vie des habitants de Visegrad commence à ressembler à celle des Occidentaux. Des nouveaux métiers apparurent, les mieux nantis envoyèrent leurs enfants dans les écoles de Vienne et des autres coins de l'empire austro-hongrois. Toutefois, l'arrivée du chemin de fer sonna le glas du pont et, par le fait même, de la bourgade. Les gens ne s'y arrêtaient même plus… Quand les Serbes se soulevèrent, beaucoup n'avaient rien à perdre, comme Zorka, Zagorka et Nikola Glasincanin (eh oui, le petit-fils de l'autre, beaucoup de noms reviennent de temps à autre, même si je vous en ai épargné les détails !).

Quand la Grande guerre éclata, en 1914, on se doute bien que le pont sur la Drina vivait ses dernières heures. Cette chronique, qui avait commencé avec sa construction, ne pouvait que se terminer par sa destruction. Il vola en éclats sous le tir d'un canon, emportant avec lui le dernier de ses habitants, Ali hodja. C'est un sort triste mais, en même temps, approprié. Toute bonne chose a une fin, dit-on.

Le pont sur la Drina, c'est un roman qui habite. Je me suis laissé porté par cette fresque historique, par le destin des habitants de Visegrad qui auront vécu, pendant 400 ans, à l'ombre de ce joli pont. Quelle prouesse littéraire de la part d'Ivo Andric ! J'ai vraiment hâte de plonger dans d'autres de ses oeuvres.
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Ce roman est une fresque qui s'étale sur près de quatre siècle, centrée non pas sur un, ni même des personnages, mais autour d'un pont. Au début j'avais l'impression de lire des récits sans autres liens entre eux que le pont et la ville De Višegrad mais, au fil du temps, on retrouve les descendants de tel ou tel personnage, des références à des événements antérieurs et l'ensemble fait sens et devient cohérent. L'histoire du pont commence avec l'enfance du futur grand vizir Mehmet Pacha Sokolovitch, serbe de Bosnie enlevé aux siens dans le cadre de l'« impôt du sang ». Devenu grand vizir il fit construire à Višegrad un pont sur la Drina qui jusque là ne pouvait être traversée que par bac. le ton d'Ivo Andric est celui d'un historien qui nous raconte l'histoire de la construction du pont et, avec un grand talent de conteur, quelques légendes locales liées à celui-ci. A cette époque le pont relie les peuples de l'Empire ottoman, l'Orient et l'Occident, les musulmans comme les chrétiens. A Višegrad les habitants, qu'ils soient musulmans, serbes (orthodoxes), juifs sépharades ou tsiganes sont solidaires lors des crues de la Drina et cohabitent sans conflits le reste du temps. A partir du XIXème siècle l'Empire ottoman s'affaiblit peu à peu, la province de Serbie se soulève et la présence militaire turque se fait plus grande à Višegrad et sur le pont, très près de la nouvelle frontière. le quotidien des habitants change cependant très peu. Plus tard un protectorat sur la Bosnie-Herzégovine est accordé à l'Autriche-Hongrie, et la ville occupée se transforme, sous les yeux de la population qui ne comprend guère le sens des réformes. En 1908 l'Autriche-Hongrie annexe purement et simplement la Bosnie-Herzégovine, s'ensuivent les guerres balkaniques, l'attentat de Sarajevo et la guerre de 1914 au cours de laquelle les austro-hongrois font sauter le pont pour repousser l'avancée des Serbes. D'un bout à l'autre du roman le pont est le témoin, muet et imperturbable de l'Histoire. de lieu de rencontre et de communication, symbole d'unification, il devient symbole de division car à chaque fois qu'il y a une crise politique, les armées empêchent les populations de se retrouver en son centre comme elles le faisaient naguère. La fin est pessimiste, ce qui est peu étonnant sachant qu'Ivo Andric a écrit son roman en 1942, sous l'occupation allemande de Belgrade. du temps de la Yougoslavie les côtés positifs (et surtout la solidarité ancestrale), présents aussi dans le roman, pouvaient ressortir, mais depuis les années 90 c'est plutôt l'explosion du pont qui reste en mémoire quand on referme le livre.
L'écriture est colorée, donnant chair à toute une galerie de personnages dont les vies se succèdent dans le grand récit de l'histoire du pont, De Višegrad et un peu, des habitants de Bosnie. Il fallait bien un grand conteur pour faire tenir tout cela en moins de 400 pages. Pour moi ce roman assez atypique et difficilement classable a été une très belle découverte !
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Je n'avais jamais entendu parler d'Ivo Andrić (1892-1975) avant que mon stagiaire ne me parle du livre qu'il était en train de lire. Auteur yougoslave, Ivo Andrić a reçu le prix Nobel de littérature en 1961.

Le pont sur la Drina' (1945) est un roman historique qui raconte les événements qui se sont succédés aux abords du pont Mehmed Pacha Sokolović à Višegrad (aujourd'hui en Bosnie-Herzégovine) dont la construction a été achevée en 1571.

Incursion dans l'histoire tourmentée des Balkans (fin 16e jusqu'à la Première Guerre Mondiale), j'ai trouvé intéressant que l'auteur s'attache plus à montrer les effets de l'Histoire sur la vie quotidienne des habitants plutôt que d'entrer dans des détails de contexte.

J'ai été particulièrement conquise par l'écriture d'Andrić que j'ai trouvé sublime. Comme l'a écrit Pascale Delpech, l'auteur « déroule le fil des légendes pour démêler le vrai et l'inventé, brosse des portraits, raconte des histoires édifiantes gravées dans la mémoire collective, montre dans son inébranlable continuité la lutte de l'ancien et du nouveau. »

Plus de quatre siècles se sont écoulés et le pont est « toujours là, égal à lui-même, arborant l'éternelle jeunesse des grandes oeuvres conçues avec génie, lesquelles ignorent ce que vieillir ou changer veut dire et ne partagent pas, du moins semble-t-il, le destin des choses éphémères de ce monde. »

Le pont est un personnage à part entière, il a été inscrit en 2007 au patrimoine mondial de l'Unesco (https://whc.unesco.org/fr/list/1260/).






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Citations et extraits (118) Voir plus Ajouter une citation
C'était une de ces chaudes journées dont il était agréable de passer le long crépuscule sur la kapia, à l'heure où les musulmans de la ville remplissaient les deux terrasses au-dessus de l'eau. Par des jours pareils, on faisait venir les melons par paniers. Melons et pastèques bien mûrs étaient mis au frais toute la journée, et le soir les promeneurs les achetaient et les mangeaient sur les bancs. Il se trouvait toujours deux compères pour parier que la pastèque serait soit rouge soit blanche à l'intérieur. Alors ils la coupaient, celui qui avait perdu payait, et tout le monde mangeait en conversant et en plaisantant bruyamment.
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Parmi les membres de la garde qui se relayaient sur la kapia, il y avait un jeune homme, Russe de Galicie orientale, qui s'appelait Grégor Fédoune. Ce jeune homme de vingt-trois ans avait la taille d'un géant et le coeur d'un enfant ; il était fort comme un ours et timide comme une jeune fille.
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Jusqu’à présent, les habitants de Visegrad s’étaient occupés exclusivement de ce qui leur était proche et familier, de gagner leur pain, de se divertir, des choses en somme qui ne concernaient que leur famille ou leur quartier, leur ville ou leur communauté religieuse, mais toujours de façon directe et limitée, sans beaucoup penser à l’avenir ni trop regarder en arrière. Désormais, dans les conversations, on abordait de plus en plus des questions soulevées par d’autres, quelque part au loin, au-delà de cet horizon. On créa à Sarajevo des partis nationaux et des organisations confessionnelles, serbes et musulmanes, dont les ramifications virent immédiatement le jour dans la ville. De nouveaux journaux, fondés à Sarajevo, arrivaient à Visegrad. On ouvrit des salles de lecture, on fonda des chorales. D’abord serbes puis musulmanes, et enfin juives. Les élèves des lycées et les étudiants qui rentraient de Vienne et de Prague pour passer les vacances dans leurs familles apportaient des livres et des brochures inconnus et une nouvelle façon de s’exprimer. Par leur exemple, ils montraient aux jeunes gens de la ville que l’on ne doit pas toujours retenir sa langue et en dire moins que l’on en pense, comme l’imaginaient et l’affirmaient leur aînés. On entendit, pour la première fois parler de nouvelles organisations, confessionnelles et nationales, fondées selon des conceptions plus ouvertes et poursuivant des objectifs plus audacieux, et même de mouvements ouvriers. Pour la première fois dans la ville, on entendit le mot « grève ». Les artisans compagnons prenaient des airs sérieux. Le soir, sur la kapia, ils avaient de longues conversations incompréhensibles et se passaient des petites brochures sans couvertures intitulées Qu’est-ce que le socialisme ?, Huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures d’instruction, Les Buts et les Voies du prolétariat mondial.
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A ceux qui se vantaient de la vitesse avec laquelle ils réglaient maintenant leurs affaires et calculaient ce qu'ils économisaient en temps, en fatigue et en argent, il répondait avec aigreur que l'important n'était pas d'économiser le plus de temps possible, mais de savoir que faire du temps ainsi économisé ; si c'était pour l'utiliser à mauvais escient, mieux valait ne pas en avoir. Il essayait de démontrer que l'important pour l'homme n'était pas d'aller vite, mais de savoir où il allait et pour quoi y faire, et que, par conséquent, la vitesse ne représentait pas toujours un avantage.

— Si c'est en enfer que tu vas, mieux vaut y aller lentement, disait-il d'un ton amer à un jeune commerçant. Tu es un imbécile si tu t’imagines que les Autrichiens ont dépensé de l’argent et mis en place cette machine uniquement pour que toi, tu puisses voyager et régler tes affaires plus rapidement. Tu ne vois qu'une chose, c'est que tu te déplaces vite, mais tu ne te demandes pas ce que cette machine transporte, dans un sens comme dans l'autre, en dehors de toi et de tes semblables. Ça, tu n'arrives pas à le faire entrer dans ta petite tête. Voyage, mon brave, voyage où tu voudras, mais j'ai bien peur qu'un jour ou l'autre ces voyages ne te retombent sur le nez. Un jour viendra où les Autrichiens te transporteront là où tu n’auras nullement envie d’aller et où tu n’aurais jamais eu l’idée de te rendre.
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Maître Antonije fit venir de Dalmatie les plus habiles cordiers après avoir réservé toute la récolte de chanvre, même dans les districts avoisinants. Ces artisans, dans des bâtiments spéciaux, commettaient des cordes d'une solidité et d'une épaisseur extraordinaires. Les charpentiers grecs confectionnaient selon ses plans et ceux de Tossun efendi de grandes grues à poulie en bois, puis ils les plaçaient sur des radeaux et soulevaient, grâce aux cordes, les blocs de pierre les plus lourds pour les transporter jusqu'aux piles qui poussaient l'une après l'autre dans le lit de la rivière. Il fallait quatre jours entiers pour déplacer chacun de ces énormes blocs, depuis la berge jusqu'à sa destination finale, dans les fondations des piles du pont.

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Savez-vous quel livre a pour personnage principal… un pont, dont l'histoire nous est contée à travers quatre siècles ?
« le pont sur la Drina » d'Ivo Andric, c'est à lire au Livre de poche.
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