Mery

Ce que je lui reprochais, c’était de juger d’entrée de jeu, il fallait suivre son plan sans jamais émettre un avis opposé. J’aboutirais peut-être à la même conclusion que lui, après avoir rêvé un peu, au bout de quelques jours, de quelques semaines, mais non, Monsieur avait tranché sans avoir visité la maison, c’était aberrant ! Il n’exprimait pas d’opinion, il dictait son souhait en m’enfermant dans un cadre destiné à me contraindre.

Ce qui devait être un agréable moment entre amoureux se mua en un dîner agrémenté d’une soupe à la grimace. Chacun resta sur ses positions, et, par convenance à l’égard des clients présents, plus une parole ne fut prononcée de part et d’autre de la table.

Être ici à humer l’air marin avec Antoine était source d’une félicité rare, le temps et les devoirs de la vie n’avaient plus d’emprise.

Ce monde n’était pas le mien, et je me battais au quotidien pour lui faire admettre que la vie ne se résumait pas aux courbes de croissance et aux plus-values escomptées. Une certaine routine s’était installée, malgré tout, j’espérais encore qu’il se calme, qu’il profite plus du moment présent, qu’il ne devienne pas aveugle à notre bonheur.

J’étais spécialisée dans la photo artistique des monuments historiques et de l’architecture ancienne des villes. Je travaillais pour des magazines, des fondations, et parfois pour des particuliers. J’adorais mon métier, même s’il ne me rapportait pas des fortunes à la fin du mois. J’étais libre, passionnée, cela me comblait.

J’anticipe pour ne pas être pris au dépourvu. Je veux simplement te protéger, Laure. Tu n’y connais rien, au business, c’est un monde de requins, et là, il s’agit d’une baraque qui vaut plusieurs millions de francs. L’enjeu est important.

Mery vivait seule depuis fort longtemps, sans mari, sans enfants, elle n’en avait pas eu ; une existence consacrée à ses œuvres, à sa créativité, ne laissant aucun champ à l’émergence d’une famille. Ce n’était en rien une forme d’égoïsme inavoué, jamais elle n’avait regretté ses choix. Son passage sur terre était dévolu à l’esthétisme, une mission presque monacale, l’expression artistique comptait plus que toute autre notion, en tout cas de son point de vue. Quelques relations lointaines se préoccupaient à l’occasion de son sort, sans pour autant parvenir à l’influencer.

Mery considérait l’homme moderne avec beaucoup d’exagération et de superlatifs peu flatteurs. Son âge et son parcours exceptionnel lui permettaient ce genre de jugement de valeur. Elle faisait rire ses amis parisiens lorsqu’elle se laissait aller à des tirades interminables sur le sujet. Mais pour l’heure, elle poursuivait son escapade en observant au large la coque d’un chalutier sur le départ pour la haute mer.

Mery ne cessait d’étudier son art qu’elle pratiquait depuis l’âge de 10 ans, une éternelle insatisfaite, en quête d’un moment unique que l’univers façonnerait en une fraction de seconde, juste pour elle, pour ses yeux, pour son talent, pour la surprendre encore. Elle convoitait ces instants à la recherche d’une fusion colorimétrique où les reflets de la terre, de la mer, du ciel et de la lumière formeraient une explosion picturale. Parfois, quand la nature se faisait généreuse au hasard d’un relief, l’émotion la submergeait. Une larme pointait comme un remerciement à ce dieu étrange de la création venu magnifier un paysage rien que pour elle.
Tout en marchant, elle ressentit les vibrations du vent, les fragrances iodées de ce printemps émergeant où les bourgeons des ajoncs tentaient d’éclore. D’une main délicate, Mery caressa les grandes herbes qui ondulaient comme une chevelure à chaque rafale. Au loin, Tiber courait dans la lande après quelques lapereaux. Un faisan surpris s’envola à quelques mètres pour se percher dans une branche.

Plus qu’une île, Belle-Île était son refuge depuis des décennies. Résider là lui permettait d’échapper au carcan d’un quotidien monotone tant décrié par la plupart des gens enfermés dans les rouages ordinaires d’une existence subie et non choisie. Malgré la rudesse insulaire, cet endroit ancré sur l’Atlantique offrait d’innombrables bienfaits encensés par les Bellilois, natifs de l’île, et les Belliliens, récents arrivants. Mery avait été adoptée par les habitants. Agriculteurs ou pêcheurs, commerçants ou retraités, tous la saluaient avec estime quand ils la croisaient. Elle connaissait chaque recoin de ce territoire escarpé, écorché par l’érosion, taillé dans la masse granitique, entrecoupé de landes, de plages, de ports, de criques, de grottes et de caps.