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Critique de Chri


Chri
21 septembre 2023
“Si nous commencions par dire la vérité, à savoir, que nous ne sommes que des Juifs, cela reviendrait à nous exposer au destin d'êtres humains qui, parce qu'ils ne sont protégés par aucune loi spécifique ni convention politique, ne sont que des êtres humains”

Cette phrase de Arendt montre l'état de confusion extrême dans lequel elle se trouve, au moment où elle écrit ce texte en 1943, soit deux ans après son arrivée sur le sol américain.

Certaines descriptions seront peut-être plus conformes à l'idée qu'on peut se faire de l'instinct de survie qui booste les réfugiés tout le temps de leur fuite.

Mais l'auteure montre précisément la confusion qui règne derrière l'optimisme affiché, lorsque ces réfugiés sont en voie d'assimilation dans leur nouveau pays.

Et Arendt n'échappe pas à cette confusion.

D'un côté il y a des conditions objectives : des vies privées en miette, le dénuement matériel qu'on devine seulement, les difficultés d'intégration sociale, le combat pour les droits juridiques et politiques. Arendt n'obtiendra la nationalité américaine qu'en 1951.

D'un autre côté, il y a un parfum de mort qui reste imprégné, et qui fait le lit de la réaction identitaire, dans laquelle Arendt se laisse entraînée en tentant d'entraîner les autres.

“Quoi que nous fassions, quoi que nous feignions d'être, nous ne révélons rien d'autre que notre désir absurde d'être autres, de ne pas être juifs”

Certes, on sait qu'elle s'affranchira un peu de cette rhétorique identitaire, de ce masque de l'identité. Quitte peut-être à admettre qu'il y a toujours un masque derrière le masque, et qu'on ne peut rien être sans jouer à l'être.

Certes, on doit entendre son cri, lorsqu'elle nous jette à la figure la question des “sans-papiers”. Mais la rhétorique identitaire déployée dans ce texte pose aussi des questions sur sa conception de la politique.

“Nous sommes devenus les témoins et les victimes de terreurs bien plus atroces que la mort – sans avoir pu découvrir un idéal plus élevé que la vie (…) nous ne sommes pas pour autant devenus capables ni désireux de risquer notre vie pour une cause.”

Manifestement l'auteure évoque l'idéal de l'expérience vécue par les résistants, en regrettant de faire partie d'une communauté qui n'a pas ce genre de vécu. Mais son regret dégénère en un jugement mortifère, et la conception fantasmée de cette expérience dégénère dans l'opposition abstraite entre la politique et la vie, qui est la structure permanente de sa philosophie.

Arendt juge sa communauté engluée dans les « combines et astuces d'adaptation et d'assimilation ». Or, son jugement est aussi une astuce d'assimilation. Pourquoi ne serions-nous que ceci ou que cela ? L'auteure s'empresse de faire endosser une identité abstraite à cette masse amorphe ; pour son bien évidemment. (C'est une ruine de la pluralité qui mène à la caricature des partis. Demandez ensuite aux gens d'aller voter !)

Elle juge que seule une petite minorité de « parias sociaux » est capable de mutations disons existentielles. Mais entre ceux-ci et les « parvenus sociaux » qu'elles dénoncent, qui sait au fond comment chacune de ces personnes réagirait face à un choix cornélien ? Y a-t-il un seul être vivant incapable de muter ?

Mais peut-être Arendt craint-elle précisément cette humanité qui ne cesse de muter ?
La stratégie du repli identitaire ralentirait en effet le processus. (De même qu'un système philosophique pourrait prévenir stratégiquement tout risque d'avoir à régénérer ses croyances).

« L'histoire de cent cinquante ans de judaïsme assimilé a réussi un exploit sans précédent ».

Oui, cette histoire a connu des génies dans tous les domaines. L'auteure cite Franz Kafka, Charlie Chaplin etc… Et on la citerait volontiers aujourd'hui.

Mais si ces génies renommés sont comme des fuites visibles de la machine assimilatrice, celle-ci doit toujours être en train de fuir imperceptiblement. Il faut bien que des génies inconnus réalisent cet exploit. Or, Arendt ne voit que des gens désespérés, entraînés dans la mauvaise direction. Elle est incapable de voir autre chose qu'une masse réservant des mauvaises surprises.

Ne sommes-nous pas, d'une quelconque manière, ou bien des réfugiés, ou bien des minorités assimilées ?
Est-ce pour cette raison que le titre « Nous autres réfugiés » fait vibrer une corde sensible ? que nous parlons à la place des autres avec une telle aisance ? et que nous pouvons dire nous ?

Arendt a soulevé le très sérieux problème des « sans papiers ». Sans papiers officiels, mais plein de formulaires qui ne servent qu'à creuser les discriminations. Malheureusement son engagement est limité et la solidarité n'est pas vraiment son problème. A Little Rock en 1957, par exemple, où on connaît la ségrégation à l'école, Arendt peut dire « à la place d'une mère blanche du Sud… je dénierais au gouvernement tout droit de me dire en compagnie de qui mon enfant reçoit cette instruction ».

Deux liens vers les textes de Arendt :
-Nous autres réfugiés
https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2013-1-page-5.htm
-Réflexions sur Little Rock -pages 151 à 163
https://jugurtha.noblogs.org/files/2018/05/Responsabilite-et-jugement-Hannah-Arendt.pdf
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