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Critique de Arimbo


Arimbo
10 décembre 2023
Beaucoup connaissent l'origine de ce livre. Je la rappelle quand même…pour les autres.
En 2009, c'est la Crise majuscule, souvenez-vous, crise économique et sociale faisant suite à une crise boursière, mais en réalité, l'amplification d'un phénomène de déclassement de notre pays, comme d'ailleurs beaucoup de pays du monde « occidental ».
Florence Aubenas, grande journaliste à Libération puis au Nouvel Observateur, connue comme une des otages retenues en Irak en 2005, forme le projet d'essayer d'appréhender cette crise, dont tout le monde parle, de « l'intérieur », c'est-à-dire au sein du monde des travailleurs précaires, par une initiative courageuse et non dénuée de risques, car on imagine les difficultés d'une telle démarche: devenir elle-même, pour quelque temps, et c'est là bien entendu le biais, travailleuse précaire. Une démarche différente de celle des travailleurs précaires Joseph Ponthus, ou Thierry Metz, dont c'est toute la vie.

Sous le prétexte de prendre un congé sabbatique, elle prend un petit studio à Caen, ville où elle n'a pas d'attaches et espère ne pas être reconnue…Et se met à la recherche d'un emploi. A Pôle Emploi, elle se présente comme n'ayant qu'un bac littéraire, aucune qualification ni expérience professionnelle, auparavant « femme au foyer » et maintenant contrainte à travailler, car elle vient de divorcer et qu'elle est sans ressources.

Après quelques semaines d'attente infructueuse, elle va trouver « des heures » de femme de ménage, comme on dit dans ce monde des précaires, enchaîner des contrats de quelques heures, à des horaires insensés, par exemple 5h du matin, puis midi, puis 20h, etc…. Et parmi ses affectations, celle qui est considérée comme la pire, le nettoyage TGV des locaux, cabines, sanitaires et autres du ferry Ouistreham-Portsmouth lors de sa courte escale sur le Quai de Ouistreham, qui donne son titre au livre.
Elle rejoint ainsi la cohorte des personnels de nettoyage, majoritairement des femmes, qui vivent au jour le jour.

Ce que j'ai retenu de ce livre qui prend aux tripes, c'est d'abord l'incroyable souffrance que génère ce travail. Souffrance physique, car, ou bien il faut faire à toute vitesse le nettoyage d'un ferry après que sortent les passagers, et avant que d'autres n'arrivent; ou bien il faut faire un travail impossible à faire dans l'horaire imparti… et payé, et l'on fait des heures supplémentaires, …non payées. Travail épuisant dans lequel Florence Aubenas, dans les premiers temps, a beaucoup de difficulté à suivre le rythme des « habituées ». Travail tellement épuisant que ces femmes (elles sont en écrasante majorité) ne peuvent jamais travailler 35 heures, tout au plus 20 heures, étant donné les horaires de travail, leur fragmentation, les déplacements entre différents lieux.

Et puis, il y a la souffrance psychologique liée à la surveillance au mieux dénuée de bienveillance, au pire de méchanceté, des petites et petits chef (fe) s qui les encadrent, le mépris et l'indifférence des grands chefs qui exploitent les travailleuses et travailleurs, les payant souvent au dessous du SMIC, et puis le fait de devenir invisible, « transparente » comme se qualifie Florence Aubenas, quand elle est amenée à faire le ménage alors que les employés d'une entreprise sont présents.

Et la précarité , ça se traduit aussi par les restrictions sur tout : alimentation, pas de visite chez le médecin, le dentiste, fins de mois où il ne reste que 8 euros pour terminer la semaine, pas de vacances, etc..

Le fonctionnement de Pôle Emploi n'est pas épargné. Personnels stressés, n'ayant pas le temps de s'occuper de chacune et chacun, étant donné le nombre de dossiers qu'ils ont à gérer, politique du chiffre avec tous les artifices visant à montrer que le chômage recule, stages à Pôle Emploi sans intérêt, sauf celui d'y être présent, car sinon, on risque d'être radié.
Celui des syndicats est aussi évoqué sans ménagement: un monde d'hommes, plutôt privilégiés, soucieux surtout des faire des coups, de faire parler d'eux, oublieux des soucis du quotidien des précaires. Victoria une retraitée de 70 ans rencontrée par Florence lors d'une manifestation, raconte comment elle avait essayé de monter une section des précaires et tous les obstacles, et le mépris de ses camarades syndicalistes hommes.

Mais de ce monde d'un drôle de travail, mais d'un travail pas drôle, Florence Aubenas nous dresse des portraits saisissants, magnifiques, de chacune et chacun, des jalousies et des haines, malheureusement, mais surtout de toutes celles et ceux avec qui une solidarité, voire une amitié, s'installe. Sont évoquées factuellement, avec beaucoup de vérité, sans sentimentalisme, les aspirations, les souvenirs, les peurs, la honte parfois de toutes ces femmes, et quelques hommes. Je me souviendrai des Victoria, Françoise, Marguerite, Marilou, Laeticia, Madame Tourlaville, femme plus âgée, dont on apprend un jour « qu'elle est disparue définitivement »; et aussi de la belle transsexuelle « Mimi », de Philippe, un peu dragueur, du petit Germain. Et puis des âmes bienveillantes dans les agences d'intérim, Madame Fauveau, ou Madame Astrid dans une entreprise de formation travaillant pour Pôle Emploi.

Et enfin, je voudrais mentionner la description de l'atmosphère de cette région sinistrée, elle n'est pas la seule, avec ces usines disparues, Moulinex, la SCM, et dont elle est amenée à parcourir les friches industrielles.

Florence Aubenas est journaliste avant tout, et si elle décrit de façon juste et avec acuité ce qu'elle a vécu et vu, et qu'elle veut éviter tout sentimentalisme, j'ai regretté la sobriété de l'épilogue, consacré à ses retrouvailles un an après avec ses anciennes « collègues », trop court.
Et bien entendu, il n'y a pas de considérations générales sur l'état sociologique de la France en 2009, sur la politique de l'emploi, ce n'est pas le but.

J'ai voulu savoir comment c'était maintenant, en allant sur le site Internet de l'Observatoire des Inégalités.
J'y ai appris que le taux d'emploi précaire a légèrement décru à partir de 2017, pour s'établir actuellement à 15,3% des emplois, mais que ce sont toujours les jeunes de 18-25 ans, souvent sans qualification, qui représentent la majorité, puisque le pourcentage d'emploi précaire dans cette tranche d'âge est de 55,5%!!!
L'écart entre les femmes et les hommes s'est réduit, ce qui est une bonne nouvelle.
Mais l'Observatoire pointe du doigt tous ces jeunes non comptabilisés, dont le nombre est difficile à évaluer et qui ont un statut d'auto- entrepreneur, ou de micro- entrepreneur, tous ces « uberisés » que nous voyons rouler en vélo dans nos villes. Je ne sais si un livre leur a été consacré, si un ou une journaliste a vécu leur situation, comme l'a fait Florence Aubenas en 2009 dans le monde des femmes de ménage..

Mais je m'égare, j'oublie de dire en conclusion combien ce livre est fort, sonne juste, un livre dans lequel on ne voit pas l'emploi précaire, on le vit.

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