27/02/2019
À la ligne raconte en profondeur votre expérience d’intérimaire en usine, à traiter du bulot et autres fruits de mer, puis à l’abattoir. Comment vous êtes-vous retrouvé à travailler à l’usine malgré des années d’études supérieures ?
« Omnia vincit amor » disait déjà Virgile dans ses Bucoliques. L`amour triomphe de tout. J`ai tout quitté par amour pour me marier en Bretagne. Je n`ai pas trouvé de travail. J`ai poussé la porte des agences d`intérim et ça a commencé comme ça...
Vous écrivez donc la fatigue de l’ouvrier, l’incertitude de l’intérimaire, mais aussi la drôlerie absurde de certaines situations (ah, le tofu !), les moments de petites joies à l’usine (quand on peut griller une clope de plus ou faire durer une pause au soleil) et les nombreuses références littéraires et musicales qui vous permettent de tenir le choc. Avez-vous écrit ce texte avant tout pour vous soulager de ce que vous viviez alors, ou bien pour rappeler aux lecteurs ce qu’est le travail en usine ?
Il faut toujours savoir d`où l`on parle. J`ai écrit en tant qu`intérimaire, ne sachant si j`allais être reconduit dans mes missions, pour consigner cette immense étrangeté ouvrière que je découvrais. J`ai écrit pour que mon épouse comprenne, un peu, ce que mes mots peinaient tant à lui dire le week-end. J`ai écrit sur Facebook après chaque journée quand je n`étais pas trop ravagé de fatigue. J`ai écrit quand, ravagé de fatigue, il fallait quand même écrire. J`ai écrit en étant sûr d`être renouvelé dans mes longues missions d`intérim. J`ai écrit et Jérôme Leroy, un camarade et ami publié à la Table Ronde, a proposé d`envoyer mes textes à sa maison d`édition qui est devenue la mienne.
Ce premier roman peut se lire comme un pont jeté entre le monde ouvrier et la sphère intellectuelle : est-ce que votre identité se nourrit de ces deux univers ? Selon vous, est-ce que les ouvriers lisent de la littérature prolétarienne, ou même se considèrent comme prolétariens, aujourd’hui ?
Il peut se lire ainsi ou autrement, ce roman comporte autant de portes d`entrées que de retours de lectrices et de lecteurs : ouvriers, psychanalystes, poètes, chômeurs, professeurs, autres. Tous sont lecteurs et y raccrochent leur sensibilité. Ce livre ne m`appartient plus et c`est une dépossession bienheureuse.
Vous citez une de vos tantes dans le livre, qui vous dit : « Mais tout ça en fait on ne peut pas le raconter. » Comment avez-vous trouvé malgré tout la forme, en vers libre et sans ponctuation, et les mots pour dire l’usine ? En le lisant on a l’impression qu’il a été écrit dans un ordre chronologique, à des dates rapprochées, mais peut-être n’est-ce pas le cas ?
On ne peut effectivement pas raconter l`usine. C`est elle l`héroïne de l`histoire, c`est un personnage à part entière qui a imposé son rythme à la forme du roman. Je ne suis pas de taille à lutter avec ses machines, ses chefs, ses bruits et ses cadences, aussi ai-je dû la prendre de biais, par la bande, en douce, dans le secret de la fatigue et de mon écriture pour tâcher de raconter un peu de ma vérité d`ouvrier. Et c`est en écrivant que je me suis affranchi d`elle et que j`ai compris que je n`étais plus un simple ouvrier mais bien un écrivain dont l`usine était devenue l`objet.
Votre éditeur présente ce livre comme votre « premier roman ». Mais vous, considérez-vous ce livre comme un récit, ou bien une fiction ? L’invention paraît plus présente dans la forme que sur le fond, attaché à décrire le réel – même si la fantaisie est parfois bien présente.
L`industrie du livre est autant une industrie que celles des fruits de mer ou de la viande. Peu m`importe l`étiquette. À la ligne est un livre et là est la seule chose qui vaille.
Au fond, ce livre est bien plus poétique que politique, et sans doute d’autant plus efficace pour faire comprendre cette détresse de l’ouvrier, à travers des colères mais aussi des joies. L’avez-vous conçu comme tel au départ, ou bien est-ce simplement votre personnalité qui transparaît ?
Je n`en sais, à vrai dire, fichtrement rien. « Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu`à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser. » C`est de Michel de Montaigne, évidemment, qui ne faisait que répéter ce que disait déjà Homère. L`amour, la politique au temps d`Henri III, la poésie de Virgile qui aide à penser le monde. Pénélope qui attend et mes bulots comme autant de cyclopes.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces missions à l’usine ? A-t-il changé depuis la parution du livre, depuis que ces semaines de labeur sont devenues matière plus intellectuelle et partagée ?
Ces missions à l`usine sont, pour aujourd`hui, du passé. La direction de l`abattoir à qui j`avais envoyé un exemplaire avant publication n`a pas renouvelé mon contrat. J`ai donc le privilège d`être au chômage pour assurer la promotion du livre un peu partout en France à l`initiative de libraires.
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Je pense que c`est grâce à Mme Véronique Collard, ma professeure de lettres en première et terminale littéraire, qui avait proposé un groupement de textes autour des romans épistolaires. J`étais jeune, boutonneux, déjà bigleux, je n`avais pas de mobylette et je n`ai jamais su jouer de la guitare. Je n`avais rien pour plaire aux filles. Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos et Les Jeunes Filles d`Henry de Montherlant m`ont appris que je pouvais, parfois, réussir à séduire en écrivant des lettres d`amour.
Quel est le livre que vous auriez rêvé écrire ?
Madame Bovary, évidemment.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Ce sont les Vies minuscules, de Pierre Michon, découvertes quand j`avais 21 ans – en 1999, donc. J`ai eu l`impression d`être le roi du monde à la lecture de ces pages drues et foisonnantes et d`être l`unique détenteur d`un trésor. Quand je me suis rendu compte que ce livre était paru en 1984 et que je n`étais qu`un de ses lointains adorateurs, j`en ai été flatté. De voir qu`il était encore possible d`écrire comme ça aujourd`hui et d`être aimé pour ça. Et même si je leur préfère depuis Vie de Joseph Roulin, elles furent un tremblement.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de Bragelonne. La trilogie d`Alexandre Dumas dans son plus grand génie. Car si tout le monde a lu, lit ou lira Les Trois Mousquetaires, ce chef-d`œuvre absolu de style, de panache et d`amitié, c`est en vieillissant que nos amis D`Artagnan, Porthos, Aramis – que je n`ai jamais pu blairer sauf justement dans ce génial passage de Bragelonne où il devient Général des Jésuites – et Athos – ah mon Athos, si tu savais comment je rêve d`être à ta hauteur de bouteilles vidées dans le premier tome puis de classe, de sagesse, de pureté, de noblesse – acquièrent ce qui fonde l`esprit du roman. La douceur de la nostalgie, des amis perdus, de la vieillesse qui arrive pas à pas, et qu`on éloigne encore une fois à coup d`épée.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Il ne s`agit pas d`une honte mais d`un défi. Un jour, je parviendrai à lire et apprécier La Recherche de Marcel Proust. Elle me résiste encore. J`ai beau essayer comme tous les 5 ans de m`y atteler, je ne suis pas encore mûr. J`abandonne au bout de 20 pages tant il m`emmerde, le Marcel. Et pourtant que j`ai connu de Proustiennes et Proustiens frénétiques et enthousiastes qui me conseillaient même de commencer par Albertine disparue, de loin le meilleur, paraît-il... Rien n`y fait. Mais un jour viendra, j`en suis certain.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Sans aucune hésitation, Le Journal d`un manœuvre de Thierry Metz, ainsi que je l`explique au chapitre 19 d`À la ligne.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Pierre Corneille a tout faux au regard de Jean Racine. Et qu`on ne me sorte pas qu`il peint les hommes tels qu`ils devraient être alors que Racine tels qu`ils sont. Corneille est une hérésie littéraire et stylistique.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
Je parlais de la Bovary et elle est fatalement dedans, si connue et si parfaite : « (…) comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »
Et en ce moment que lisez-vous ?
J`ai la chance de lire les services de presse des auteurs avec lesquels je suis invité en rencontres, signatures et débats. Ce sont mes « devoirs » auxquels je m`astreins avec joie. J`ai la chance de lire aussi des livres que m`offrent des libraires suite à nos rencontres. Sinon, je relis mes classiques et mes amis, Jérôme Leroy donc, dans ses magnifiques poèmes Un dernier verre en Atlantide et Sauf dans les chansons (en attendant Nager vers la Norvège à paraître en mars à La Table Ronde), ma chère Jane Sautière chez Verticales et La Société du spectacle de Guy Debord, pour me prémunir en ces périodes d`interview...
Découvrez À la ligne de Joseph Ponthus aux éditions la Table Ronde :

Entretien réalisé par Nicolas Hecht.
La folle complainte de Joseph Ponthus - Pujols - Durée 3mn53 - Il chante ! ;-)