Citations sur Rouge Tango (36)
Je l'observais du coin de l'oeil. C'était ce qu'on pouvait appeler un bel homme, mais avec un visage sans caractère. Lisse, avec un nez qui était juste un nez, des yeux, deux, des oreilles de chaque côté du crâne, rien de vraiment marquant, rien qui accrochait la lumière. On aurait pu croire qu'il était né dans la semaine, qu'il n'avait rien enduré, qu'il s'était débrouillé pour toujours passer entre les gouttes... La journée promettait d'être longue. Très longue.
Alors j’avais tourné les talons et sauté dans la 181 sans l’ombre d’une hésitation. J’avoue que j’ai bien aimé ce moment où il s’est mis à rapetisser dans le rétroviseur, jusqu’à bientôt disparaître de ma vue. J’espérais que viendrait rapidement le jour où il disparaîtrait aussi de ma vie.
Je suis remonté dans la 181 avec le cœur lourd. Je m’en voulais de n’avoir pu trouver les mots, d’être resté impuissant face à leur douleur. J’avais été nul. Ça m’arrivait souvent. Un problème récurrent avec les émotions et le réel, un goût trop prononcé pour la fuite. Je me suis mis à penser à toutes les erreurs que j’avais faites au cours de ma vie, la liste de mes petites lâchetés, mes abandons. Je n’étais pas meilleur que les autres et si ça se trouve, même, très en dessous de la moyenne. Je passais mon temps à critiquer une société robotisée et égoïste alors que je n’étais moi-même que froideur et égocentrisme.
Devant moi, le ruban d’asphalte et tout autour, de l’eau. Par ici, quel que soit l’endroit où vous allez, il faut traverser des canaux, longer la Méditerranée, serpenter entre les lagunes, pénétrer un paysage salé et cristallin qui change de couleur et de densité au gré des nuages et des vents capricieux. Ce jour-là, il hésitait entre bleu fumée et gris perle, entre palpable et impalpable.
Faire un enfant, le jeter dans la mêlée. Quelqu’un pourrait-il me donner l’exemple d’un acte plus inconsidéré? Des espèces de savants avaient créé, juste après Hiroshima et Nagasaki, une horloge conceptuelle. Elle mesurait l’histoire de l’humanité en une journée et minuit ne représentait ni plus ni moins que la fin du monde. L’heure qu’elle donnait était révisée chaque année en prenant en considération les tensions géopolitiques, le risque nucléaire, l’évolution de la démographie et les changements climatiques. Aujourd’hui, cette horloge de l’Apocalypse affichait minuit moins deux minutes. Deux minutes avant la fin du monde. Comment pouvait-on envisager de faire un enfant dans de telles conditions ?
- (...) on vit sur une planète habitée.
C’était quelque chose que j’avais remarqué moi aussi. (...) J’ai levé les yeux vers les étoiles. Ça clignotait dans tous les coins. Il y avait tellement d’autres possibilités. J’imaginais des planètes avec de grandes plages désertes dans des tons pastel, une eau douce transparente et fraîche comme il fallait, avec des vagues parfumées à la papaye verte, d’autres, à la fraise des bois, une température bloquée sur 28 degrés et lizzie courant vers moi, nue. Dans mon rêve, on n’avait pas besoin de combinaison spatiale, ni de se coller la tête dans un putain de bocal à poissons rouges pour respirer. C’était un monde idéal. Tout à sa juste place. Pas de bruit, pas de gens, pas de moustiques. le soleil était doux, l’air pur et quand vous faisiez l’amour sur la plage, aucun grain de sable curieux ne venait s’inviter à la fête.
Depuis longtemps déjà, j’avais tiré certaines conclusions définitives au sujet de l’humanité. Je savais que c’était le naufrage du Titanic qu’on rejouait. En plus grand. En plus définitif. Moi, j’avais choisi de me planter devant l’orchestre. Ça me semblait bien plus élégant de finir avec un nœud pap et une coupe de champagne que de patauger dans des coursives inondées d’eau glacée, boudiné dans un gilet de sauvetage.
Je trouvais que ces derniers temps, on me collait trop souvent sur le dos l’étiquette du type dépassé. Et ça commençait à piquer sérieusement mon amour-propre.
Je me rendais compte que nous étions nombreux à être venus chercher une place au sein de ce paysage pour fuir quelque chose. Nous ne vivions ici que dans l’espoir de nous dissoudre dans le décor, échapper à nos vies confuses, transiger avec nos petites lâchetés.
Le contraste de toutes ces couleurs saturées était saisissant. De là où on était, le bleu profond du lac ressemblait à un saphir posé dans un écrin de velours rouge. Les collines aux pentes douces ourlées de vert, les touches jaune vif des peupliers. Tout cela dessinait un tableau impressionniste vibrant de lumières.