Entre l’exploitation d’Alex et ma cabane, la route longeait les étangs et la mer. Ce paysage était invraisemblable, je n’arrivais pas à m’en lasser. De l’eau partout et un ciel très haut, très bleu. Ces jeux de miroirs et ces espaces infinis donnaient une impression de vertige. Il fallait juste fermer les yeux sur les stations balnéaires, les bases de loisirs et les villages-vacances qui parsemaient le littoral et venaient rappeler la vulgarité des hommes. Mais hors-saison, ils étaient laissés à l’abandon et livrés au vent et au sable. La nature reprenait ses droits. Le décor, une certaine élégance.
Quand Isadora Muntaner est entrée, Lizzie s'est levée d'un bond. Elle m'a jeté un long regard glacé. J'ai eu la sensation d'être propulsé d'un seul coup en short de bain sur une banquise balayée par le blizzard.
Je me vantais d'avoir eu le courage de tout quitter pour mener une existence plus simple. Je crachais sur le côté factice et absurde du quotidien qu'on nous proposait mais la vérité n'était-elle pas plutôt que j'avais tout simplement peur de vivre ? Je m'étais planqué dans une cabane au bord d'un étang en pensant que c'était la meilleure chose à faire, s'anesthésier avec la beauté de la nature, emplir ses oreilles de silence, se saouler de solitude.
C'était l'heure du thé. Il soufflait un vent doux aux odeurs de terre humide et d'iode. L'été s'éloignait. Je songeais aux nuages qui se formaient au-dessus de la mer, la teinte gris-bleu que prenaient leurs ventres lourds.
C'est au moment de démarrer que j'ai aperçu Malkovitch qui courait dans notre direction en agitant les bras comme une éolienne par un jour de grand vent.
Ce monde était désespérant. On aurait dit qu'il était plus attiré par l'obscurité que par la lumière.
Alors j’avais tourné les talons et sauté dans la 181 sans l’ombre d’une hésitation. J’avoue que j’ai bien aimé ce moment où il s’est mis à rapetisser dans le rétroviseur, jusqu’à bientôt disparaître de ma vue. J’espérais que viendrait rapidement le jour où il disparaîtrait aussi de ma vie.
Faire un enfant, le jeter dans la mêlée. Quelqu’un pourrait-il me donner l’exemple d’un acte plus inconsidéré? Des espèces de savants avaient créé, juste après Hiroshima et Nagasaki, une horloge conceptuelle. Elle mesurait l’histoire de l’humanité en une journée et minuit ne représentait ni plus ni moins que la fin du monde. L’heure qu’elle donnait était révisée chaque année en prenant en considération les tensions géopolitiques, le risque nucléaire, l’évolution de la démographie et les changements climatiques. Aujourd’hui, cette horloge de l’Apocalypse affichait minuit moins deux minutes. Deux minutes avant la fin du monde. Comment pouvait-on envisager de faire un enfant dans de telles conditions ?
J'étais vraiment un sacré veinard et quand je pensais à l'histoire que je vivais avec Lizzie, ça devenait presque indécent. L'amour composé à tous les temps, l'amour enfin. Elle avait allumé de grands feux autour de moi, bousculé mes certitudes. Elle était spontanée et exigeante, généreuse et engagée, puissamment femme sans jamais être amazone. Forte mais d'une délicate subtilité. Simple et complexe en même temps. C'est sûr, je ne comprenais pas toujours tout, mais ce que je savais, c'est que, grâce à elle, je ne m'étais jamais senti aussi vivant.
Si la vie n'a aucun sens, qu'est ce qui nous empêche de lui donner l'orientation que nous souhaitons.