Si seulement j’avais les moyens, la première chose que je ferais, c’est de le quitter. La hantise de la précarité, c’est bien connu, fait que chacun reste sage. Le système est en place. Tout baigne. Voilà pourquoi les mères célibataires ne sont pas aidées comme elles le devraient. Sinon, tout le pays divorcerait. Et puis il y a toutes les autres. Des millions que tu rencontres chaque jour au coin de ta rue, sous l’abribus, à la boulangerie, derrière le bureau, à saisir du texte, à répondre au téléphone, à servir le café dans l’ombre. La France entière, en somme. Elles t’impressionnent. Celles qui, bien qu’en couple, se retrouvent à tout porter sur leurs épaules. Assurent les repas, les courses, le ménage, les anniversaires, les vacances, les aspects administratifs, les pansements affectifs, font tourner la boutique – en plus de travailler et de continuer à faire rire les enfants. Tu ne savais pas que ça pouvait exister : des mères célibataires en couple. Et tu ne vois plus que ça autour de toi. Des mères célibataires en couple. Une pandémie qui touche tous les âges, toutes les nationalités, toutes les classes sociales. Le mari est là, comme un fantôme, qui fait l’homme en représentation. Assurant dehors. Les pieds à la traîne dedans. La femme reste car elle est conditionnée à rester. Le mari reste pour le pack femme à tout faire + enfants en forfait illimité. Tout le monde se prend en otage. Tout le monde joue à cache-cache.
Le monde est fait pour deux catégories de personnes. Les hommes. Les femmes riches. Les autres se retirent sur la pointe des pieds en riant doucement et en s'excusant.
Toutes les solitudes qu’on se choisit sont belles. Avec un expresso. Un livre.
« La question qui tournait dans tes nuits comme une furie, à savoir qu’est-ce qui autorise un homme à penser que c’est légitime de s’en remettre aux femmes ? Tu viens d’avoir la réponse. La justice est un homme. »
Ta mère ne peut rien pour toi et au fond c’est tant mieux. Petit à petit tu comprends que tu t’es faite sans modèle, et que grâce à ça t’es super libre.
Ma main c'est pour écrire, c'est pour essuyer la bouche de mon enfant, ma main c'est pour dessiner dans le vent, ma main c'est pour toucher les grans de café et les porter à mes narines, je reprends ma main, et ma peau, et mon dos, et ma vie, et mon sexe, mes soupirs, mes mots qui servaient aux engueulades. Je reprends tout ça qui ne servait à rien, qui pourrissait lentement dans le placard du bas à côté des packs d'eau. Je reprends mon corps, que tout le monde touchait - sauf moi. Je reprends ma vie et je ne la soumettrai plus jamais. Ni au père, ni au mari, ni à l'amant. Même pas à l'enfant. Qui osera le dire ?
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Il y a bien un moment où ça se soulève, où ça n’en peut plus : on arrive à un point où tous les échecs collés les uns aux autres deviennent une force et se retournent comme une bête contre le chef d’orchestre qui tombe de sa chaise et se sauve par l’arrière du plateau, par les coulisses secrètes, par des portes dérobées, dans la nuit des châteaux – ça fuit Versailles, laisse là l’or et les palais. C’est mystérieux par où ça commence, une contestation.
Allongées. Tu as vu autour de toi beaucoup de femmes allongées. Couchées. Ta propre mère. Allongée. Entre les allers et retours du père. Dehors, le père. Dedans, la mère. Une salle d’attente avec deux jambes et deux bras ouverts. Dès le départ, c’est mal proportionné. Immense l’attente, étroite la salle. La mère attend que le père entre en elle, que les enfants sortent d’elle, que les mondes partent, se fabriquent, puis reviennent. La vie d’une mère est cela : l’attente. Et quand tout le monde est parti, quand le petit monde quitte le nid, alors la mère s’installe dans des lits vides. Elle attend encore. Mais cette fois, elle ne sait plus ce qu’elle attend.
Heureusement quelqu’un a inventé la lumière bleue pour que tu puisses te cacher dedans. Dans les moments où tu te sens hagarde, tu laisses tes doigts filer distraitement sur le fil d’actualité de Facebook. Tu ne sais pas ce que tu y fais, ni ce qui te conduit là. Tu ne sais pas ce que tu y cherches. Tu n’as nulle part où aller. Tu te jettes à corps perdu dans les bras de l’immensité. Tu te sens devenir une artère dans le corps d’un monstre mondial, tu nourris les réseaux sociaux de ton sang, il se nourrit de ton poil. Tu laisses les post des uns et des autres te conduire dans des petites chambres – toutes les chambres te vont, toutes sauf la tienne –, tu vas de lien en lien, quelqu’un s’occupe de tout, de votre destinée commune, quelqu’un te nourrit de ses nouvelles, tu espères tomber sur des aventures qui te ressemblent, tu espères des avis, des conseils : du réconfort dans la masse des solitudes superposées.
La superwoman est devenue la normalité. Toute copie ratée est immédiatement écartée du champ. Reléguée dans le casier des filles perdantes et des pauvrettes. Tu te demandes comment cela se fait que personne ne dénonce cet état de fait.