- Au fait, comment sais-tu que ce sont des poiriers ? a demandé Klaas par pure mauvaise humeur.
- Parce que les fleurs sont blanches, a dit Gerson.
- Et alors ? a rétorqué Kees.
-Les poiriers font des fleurs blanches, les pommiers font des fleurs roses.
- Je te crois pas, a dit Klaas.
- Moi non-plus, a dit Kees.
- Et pourtant c'est comme ça, a dit Gerson.
- Ce n'est pas l'inverse ? a demandé Gerard, qui regardait plus les arbres que la route.
- Il n'y aurait donc que des poiriers par ici, a dit Klaas. Des vergers remplis de poiriers. Pourtant, chez le marchand de fruits et légumes, je vois toujours beaucoup plus de pommes que de poires.
- Regarde devant toi, a dit Gerson à Gerard. Tu as failli foncer dans le fossé.
C'était une conversation banale. On aurait aussi bien pu parler de tout autre chose. Mais ce n'était pas le cas. Nous parlions de poiriers. Pour embêter Gerson, Gerard a mordu exprès sur le talus à gauche de la route.
"Oh, s'est-il exclamé, j'ai failli foncer dans le fossé."
Ca nous a fait rire, Gerson aussi. Nous étions quatre homme hilares dans une vieille guimbarde. En route vers quelque part. Le soleil brillait. C'était un dimanche matin, tout allait bien. Un peu plus loin, il y avait un carrefour. Nous riions encore lorsqu'une voiture a percuté la nôtre. La voiture venait de la droite et s'est encastrée dans la portière de Gerson. Nous n'arrivons pas à nous souvenir de tout, nous ne savons pas au juste tout ce que Gerson a dit ce matin-là. Mais son dernier mot a été "aïe".
Je ne pourrai plus jamais voir rien ni personne. N'est-ce pas une sorte de mort ? Devrais-je me baser uniquement sur la voix désormais ? Ou sur l'odeur des gens ? Peut-on tomber amoureux de la façon dont quelqu'un parle, ou de son odeur ?
Quand je dors, je rêve et quand je rêve, au moins je vois encore quelque chose.
On dit parfois que le temps guérit toutes les blessures. Un cliché terrible, que les gens sortent quand ils ne savent vraiment plus quoi dire. C'est strictement faux en plus. Il y a des gens qui meurent de leurs blessures et, quand vous êtes mort, il n'y a plus grand-chose à guérir.
Nous avons découvert qu'il est sacrément difficile de dire quoi que ce soit sans faire allusion à la vue. Et que lorsqu'une chose est interdite et qu'il faut y réfléchir à deux fois, elle nous échappe d'autant plus facilement.
Nus avons découvert que nous ne pouvions plus tenir quelque chose à l'œil. Plus rien accepté les yeux fermés. Plus question non plus d'avoir les yeux plus gros que le ventre. Les expressions voir clair ou voir les choses en face étaient devenues taboues.
.... nous avons découvert que nous disions certaines choses beaucoup plus souvent que nous ne le pensions, par exemple, "on verra bien" ou, au téléphone, "je vais voir si Gérard est là."
Nous vivions dans un monde fait pour être vu et nous ne l’avons compris que lorsque Gerson est devenu aveugle.
Nous y jouions, avant. Nous y avons joué pendant des années. Jusqu’à il y a six mois, où nous avons joué pour la dernière fois. Après, cela n’avait plus beaucoup de sens.
Il avait tutoyé Gérard. Ca ne nous a pas paru bizarre. Gérard était assis comme un petit garçon à côté du lit de Gerson. Un petit garçon apeuré. Nous n'aurions même pas trouvé ça bizarre si Harald avait caressé les cheveux de Gerard en disant "tout va s'arranger". Mais il ne l'a pas fait.
"Une personne peut rester des années dans le coma, puis se réveiller un jour sans prévenir."
Avant de remonter le drap, Harald a effleuré de sa grande main la poitrine de Gerson.
"Bien sûr, Gerson peut aussi se réveiller demain, a-t-il ajouté rapidement. Il n'y a rien qu'on puisse faire, on ne peut rien prédire. Attendre, comme tu as dit, c'est tout. Et ce n'est pas agréable.