La passion ne réfléchit jamais.
-- D'où viens-tu ?
L’œil avide et perçant du commandant républicain cherchait à deviner les secrets de ce visage impénétrable qui, pendant cet intervalle, avait pris la niaise expression de torpeur dont s'enveloppe un paysan au repos.
-- Du pays des Gars, répondit l'homme sans manifester aucun trouble.
-- Ton nom ?
-- Marche-à-terre.
-- L'aller chercher, dit le commandant Hulot à Marie de Verneuil ; mais, ma chère enfant, prenez-y garde, nous ne sommes pas maîtres des campagnes, et, si vous vous hasardiez à sortir de la ville, vous seriez prise ou tuée à cent pas.
-- Il n'y a jamais de dangers pour ceux qui veulent se venger, répondit-elle en faisant un geste de dédain pour bannir de sa présence ces deux hommes qu'elle avait honte de voir.
-- Quelle femme ! s'écria Hulot.
Muette et souffrante, elle ne regarda plus personne, s'enveloppa de sa douleur, et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu où se réfugient les malheureux, qu'elle ne vit plus rien.
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Oh ! moi, je vais droit mon chemin et n'aime pas les zigzags chez les autres. Quand j'ai vu à Danton des maîtresses, à Barras des maîtresses, je leur ai dit : "Citoyens, quand la République vous a requis de la gouverner, ce n'était pas pour autoriser les amusements de l'Ancien Régime."
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Mademoiselle de Verneuil regarda le chef des Chouans tendrement, lui jeta un sourire qui ressemblait à un baiser ; puis elle se pencha dans le fond de la voiture, et ne voulut plus risquer l'avenir de ce drame de bonheur, croyant en avoir rattaché le nœud par ce sourire. Elle était si belle !
NDL : il s'agit vraiment d'un drame de bonheur.
- Aristocrate, s'écria durement Beaupied, si tu ne veux pas que je t'envoie dans ton ci-devant paradis, ne dis rien contre cette belle dame.
Les Chouans jetèrent autour d'eux des regards effaré. Ces hommes, si braves sous la bouche meurtrière des canons, ne tenaient pas devant un esprit.
Pille-miche seul écoutait sans distraction la confession que des douleurs croissantes arrachaient à sa victime.
- Cinq cents écus, oui, je les donne, disait l'avare.
- Bah ! Où sont-ils ? lui répondit tranquillement Pille-miche.
- Hein, ils sont sous le premier pommier. Sainte Vierge ! au fond du jardin, à gauche... Vous êtes des brigands.., des voleurs... Ah ! je meurs.., il y a là dix mille francs.
- Je ne veux pas des francs, reprit Marche-à-terre, il nous faut des livres. Les écus de ta République ont des figures païennes qui n'auront jamais cours.
- Ils sont en livres, en bons louis d'or. Mais défiez-moi, déliez-moi, vous savez où est ma vie.., mon trésor.
Les quatre Chouans se regardèrent en cherchant celui d'entre eux auquel ils pouvaient se fier pour l'envoyer déterrer la somme. En ce moment, cette cruauté de cannibales fit tellement horreur à mademoiselle de Verneuil, que, sans savoir si le rôle que lui assignait sa figure pâle la préserverait encore de tout danger, elle s'écria courageusement d'un son de voix grave :
- Ne craignez-vous pas la colère de Dieu ? Détachez-le, barbares !
Quand les passions arrivent à une catastrophe, elles nous soumettent à une puissance d'enivrement bien supérieure aux mesquines irritations du vin ou de l'opium. La lucidité que contractent alors les idées, la délicatesse des sens trop exaltés, produisent les effets les plus étranges et les plus inattendus.
En se trouvant sous la tyrannie d'une même pensée, certaines personnes aperçoivent clairement les objets les moins perceptibles, tandis que les choses les plus palpables sont pour elles comme si elles n'existaient pas. Mademoiselle de Verneuil était en proie à cette espèce d'ivresse qui fait de la vie réelle une vie semblable à celle des somnambules, lorsque après avoir lu la lettre du marquis elle s'empressa de tout ordonner pour qu'il ne pût échapper à sa vengeance, comme naguère elle avait tout préparé pour la première fête de son amour.
Ces deux charmants êtres foulaient le sable fin de la route, emportés par le charme enfantin d'unir le léger retentissement de leurs pas, heureux de se voir enveloppés par un même rayon de lumière qui paraissait appartenir au soleil du printemps, et de respirer ensemble ces parfums d'automne chargés de tant de dépouilles végétales, qu'ils semblent une nourriture apportée par les airs à la mélancolie de l'amour naissant.
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