Quand maman plantait des brosses à dents

Mais en ces lieux, on ne relève pas de la psychiatrie. Je n'aime d'ailleurs pas, pour les victimes d'Alzheimer, l'appellation malade mental, fou ou dément... Je préfère me dire qu'ils sont "habités". Guidés par un autre sens, par l'absurde, par quelque chose qui nous échappe. p.177

Les familles sont aussi délicates à gérer pour le personnel que certains patients. Parce qu'elles ont chacune leur histoire, leurs doutes. Les peurs, le déni, la colère pas toujours formulés, ressortent souvent exprimés maladroitement à travers un ton revêche voire prennent le visage de l'agressivité. Or ce sont les aides-soignantes, auxiliaires et infirmières qui se retrouvent en première ligne, souvent uniques interlocuteurs du quotidien, le médecin étant vu, hélas, moins régulièrement... La prise en charge des patients n'étant jamais idéale, surtout dans ce type de pathologie, la situation peut être inconfortable pour tous : le malade, le soignant, la famille. La communication reste donc essentielle entre les différents acteurs pour maintenir un équilibre. p. 157

... en vérité, chacun fait comme il peut, avec ses moyens, son énergie, son histoire, ses peurs aussi.
Cette maladie est une maladie de merde, c'est elle qu'il faut acculer, non ceux qui se démènent avec. p.152

La vue d'une personne âgée me bouleverse. Ces corps abîmés, ces regards embués ont jadis été ceux d'un enfant, d'un jeune adulte... d'une femme fatale peut-être ? J'ai croisé la route de personnalités passionnantes : un grand chef d'entreprise, un boxeur, et même un peintre à New York. Mais aussi des mères au foyer aimantes, des anciens soldats de guerre et des maris à peine volages... Tant d'histoires, tant de vies bien remplies, riches et parfois romanesques, se fanent, se traînent dans des fauteuils. "La vieillesse est un naufrage..." oui, mais que de jolies vagues l'ont escortée jusqu'ici ! Tant de vieux restent seuls, à attendre. Attendre quelqu'un, l'heure d'une émission de télé, un médicament, une soupe, ou bien la fin. p.131

Maman maigrissait assez rapidement, et il fallait des tenues faciles à enfiler, sans lacets. Elle était en plus très frileuse et avait tendance à enfiler plusieurs couches de vêtements - les malades peuvent accumuler les protections pour se parer contre l'angoisse. p. 121 et 122

Je me souviens avec émotion de l'un d'eux, Georges, qui devait avoir près de 80 ans. Ce petit homme aux sourcils fournis parlait de son épouse décédée les yeux embués. Lors d'un trajet en voiture en rentrant d'une réunion qui s'était éternisée, alors que les essuie-glaces balayaient les larmes de pluie de la nuit, il me confia qu'il n'avait jamais autant aimé sa femme que lorsqu'elle était malade et qu'il s'en occupait. La voix tremblante, il me révéla n'avoir jamais autant senti la force du serment d’amour qu'il lui avait fait cinquante ans plus tôt. p.106

Les premiers temps, sa nouvelle activité m'exaspéra, évidemment. Mais je l'ai vite laissée faire, sentant le plaisir qu'elle y prenait. Après tout, je n'avais jamais eu la main verte, moi non plus ; et puis, n'était-ce pas son jardin secret ? Pourquoi devrais-je refuser qu'elle ait envie de planter des brosses à dents ? J'avoue avoir pensé qu'elle préparait peut-être le terrain pour mordre la racine... p.70