Sa tête est coupée par le haut du cadre. il se relève, tripatouille la caméra pour améliorer le cadrage, n’y arrive pas et choisit finalement de reculer sa chaise d’un petit mètre pour apparaître en entier sur l’image. il commence son discours :
« Cette année, la population mondiale a consommé en huit mois les ressources naturelles que peut produire notre planète en une année. »
Sa voix, déformée par un vocodeur, n’est ni naturelle ni spontanée. J’ai l’impression qu’il lit.
« C’est un mois de moins que l’année dernière, et deux mois de moins qu’il y a deux ans… Nous vivons sur nos réserves et c’est inacceptable. Le temps des mots est terminé, aujourd’hui s’ouvre le temps de l’action. Aujourd’hui commence le djihad vert ! »
Le « conférencier » farfouille parmi les papiers sur la table. il porte des gants. il attrape une photographie qu’il tient devant lui, face caméra. C’est un
portrait en couleur de Samuel Charles. L’homme reprend sa lecture :
« Samuel Charles travaillait pour le groupe Aubert. Il était en charge des relations commerciales avec la République Démocratique du Congo depuis
vingt ans. À ce titre, il est responsable de la destruction de près de cent mille hectares de forêt tropicale. Les conséquences de son action purement mercantile sont intolérables : deuxième poumon vert de notre planète, la
forêt primaire du bassin du Congo constitue un puits de carbone indispensable à l’équilibre de la Terre. »
Malgré le vocodeur, j’ai l’impression que l’homme zozote. souvent, ses s ressemblent à des CH.
« Sa fragmentation et son exploitation sélective bouleversent la biodiversité unique qu’elle abrite,mettent en péril le cycle de l’eau et l’adaptation au
changement climatique. De plus, cette déforestation s’accompagne d’une paupérisation inquiétante de la population locale. Je le répète, ceci est inacceptable et nous ne l’accepterons plus ! Suppôt de cette politique
égocentrique et axée sur une croissance perpétuelle, véritable fuite en avant, au détriment de notre futur commun, Samuel Charles ne méritait pas de vivre. Il est un exemple de notre détermination sans faille. Nous
devons amorcer la décroissance mondiale et cela passera par l’élimination de ceux qui s’y opposent. Industriels véreux, politiques corrompus, banquiers assoiffés de profits quelles qu’en soient les conséquences pour notre planète, tremblez ! En refusant de comprendre, vous devenez notre cible. DJIHAD VERT ! »
L’homme se lève pour éteindre la caméra.
Un large sourire se dessine sur son visage. Le même qui apparaît sur celui d’un électricien quand vous lui demandez s’il connaît les circuits en dérivation.
Je récupère danq une caisse en plastique les derniers tracts. L’encre est
encore fraîche.
dImaNCHe 1er dÉCemBre à 14 heures
avec nous pour réclamer la fermeture
de l’abattoir de Pierrefort !
Nous possédons 95 % d’adN commun avec les
cochons, ce sont nos frères et nos sœurs
qui sont décimés tous les jours !
COmmeNt POuVONS-NOuS FaIre Ça ? d’autre part, la production de viande est une absurdité pour la planète. Il faut 10 000 L d’eau pour fabriquer 1 kg de viande de cochon quand il n’en faut que 800L pour 1 kg de blé !
C’eSt INtOLÉraBLe !
PeNSer a VOS eNFaNtS,
PeNSer a La PLaNÈte
dImaNCHe 1er dÉCemBre, dIte StOP !
L’argumentaire vaut ce qu’il vaut, la grammaire aussi, et je ne m’arrête
pas dessus. En revanche, je contemple le magnifique logo qui occupe presque toute la moitié inférieure du tract. Je commence à bien le connaître. La Terre en Colère.
Je dois jouer des coudes et des épaules pour arriver enfin à l’entrée du tunnel où j’ai un point de vue correct sur ce qui est en suspension de l’autre côté.
Le doute n’est plus permis : c’est un corps.
Angélique n’est pas sereine et avance d’un pas nerveux. Elle n’est pas seule pourtant, ils sont une cinquantaine, mais l’effet de groupe n’y change rien.
Elle est en proie à un stress qu’elle n’a jamais connu, pas même quand elle a passé son concours de professeur des écoles. Elle a beau se répéter qu’elle est au bon endroit, que son action est légitime, elle est tendue.
Désobéissance civile.