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Critique de Fabinou7


Ne vous a-t-on jamais questionné après un voyage à l'étranger : « comment vous êtes-vous débrouillé là-bas, avec la langue ? »

Pour Roland Barthes, cela suggère que communication et parole sont inséparables. Or l'empire des signifiants au Japon excède largement les mots « en dépit ou grâce à l'opacité de la langue », le corps est mobilisé comme signifiant, sans recours à la parole. “Qui salut qui ?” ; Barthes analyse la politesse japonaise et ses courbettes appuyées loin de nos jeux d'égos, comme un exemple d'usage du corps entier sans parole.

Barthes fait le rapprochement avec l'expérience d'écriture : elle est le vide de la parole. Comme le sinologue François Jullien, Barthes pense que l'on est prisonnier du langage. Il veut faire l'expérience d'une langue étrangère intraduisible, « en éprouver la secousse sans jamais l'amortir ».
Le sémiologue ne comprend pas le japonais, il veut en « percevoir la différence sans que cette différence ne soit jamais récupérée par la sociabilité superficielle du langage ».

Pour Barthes, contester la société alors que nous sommes prisonniers du langage c'est « vouloir détruire le loup en se logeant confortablement dans sa gueule ». Il souligne que la toute-puissance occidentale du sujet n'a pas son pareil en japonais, cette langue pleine de suffixes et d'enclitiques est précautionneuse, elle relate des impressions subjectives plus que des constats, elle décrit ses personnages de fiction comme des êtres inanimés, elle a recours à des verbes transitifs mais sans sujets.

Le sémiologue, d'une hypersensibilité frôlant parfois la préciosité, tout au long des fragments illustrés de ce livre, nous fait la démonstration de son talent d'écrivain, chacun des pigments de sa sensualité est mis au service de l'écriture.

Il commence, pour comprendre un peuple et sa langue, par faire une peinture littéraire pleine de délicatesse et de poésie du repas japonais : son plateau, sa soupe légère et limpide, qui passe ici pour pauvre, à l'opposé de nos plantureux potages, ses petits conglomérats d'aliments crus que l'on mange à sa guise, sans protocole. On mange avec des baguettes qui font « glisser la neige alimentaire du bol aux lèvres » sans faire violence aux aliments, à l'inverse de nos couteaux et fourchettes qui mutilent, coupent, agrippent, percent.

Je m'attarde un peu sur l'analyse que fait Barthes des poèmes courts japonais dits « haïkus ». Ils ont l'air facile, on se dit : tout le monde peut le faire. le haïku offre à l'Occident la possibilité de faire simple, là où d'ordinaire notre tradition européenne nous le refuse, il faut faire symbole, syllogisme ou métaphore. Presque « trop facile », on entretient le soupçon autour de la « qualité », du « niveau » d'une chose trop simple…

Le lettré européen tente d'en faire l'exégèse car pour lui tout doit faire sens. Mais “tout en étant intelligible le haïku ne veut rien dire”. Nous classons dans la catégorie de la Poésie ces trois petits vers qui représentent à nos yeux l'ineffable, le diffus, le sensible, une “notation sincère d'un instant d'élite”.
Corinne Altan, dans son « Anthologie du poème court japonais », rapporte qu'un penseur asiatique compara le haïku à la langue vivante, celle qui ne fait plus sens, à l'opposé de la langue morte qui fait encore sens. Barthes va plus loin : le haïku n'est pas quelque chose de plus avancé que le langage, mais finalement « antérieur au langage », il n'est pas encore tout à fait du langage.
Mais qui veut expliquer un haïku se condamne à la paraphrase. le haïku invite à la suspension du langage, au silence, au ressenti, à défaut nous passons à côté. le haïku est simple, rassurant, abordable mais à la seconde lecture nous ne le comprenons déjà plus, « le sillage du signe qui semble avoir été tracé s'efface », on tourne autour de son mystère. Cette composition de Bashô ne s'illumine de sens pour nos yeux que le temps d'un éclair :

“ comme il est admirable
celui qui ne pense pas : « la Vie est éphémère »
en voyant un éclair”

Après quoi, la nuit retombe et voile le sens. C'est un paradoxe que d'être compréhensible et ne pas vouloir dire quoique ce soit. Dans un contexte philosophique et religieux du vide, du refus de la finalité, Barthes s'interroge : un haïku n'est-il finalement écrit que pour écrire ?

Il faut plutôt voir dans le haïku un instantané, une griffe de lumière, un flash d'appareil photo sans pellicule. le haïku, se refusant à fixer l'image dans la durée, ne décrit ni ne définit, il dit seulement “ça” ou “tel !” comme un enfant montre du doigt. “Rien de spécial dit le haïku ».
Finalement, le haïku, pour éclore, même brièvement, a besoin du lecteur, comme le soulignent à nouveau Corinne Altan et Zéno Bianu, c'est le lecteur qui apporte, avec sa vie, un sens au poème qu'il reçoit. Pareil aux baguettes exerçants la juste pression sur le tempura légèrement frit porté à notre bouche, le haïku, avec sa fadeur ou son ironie, loin du solennel lyrisme « sait pincer le coeur avec légèreté ». En témoigne cette composition de Issa  :

« Par un pet de cheval,
Eveillé
J'ai vu les lucioles voler »

Au-delà des perceptions aiguisées de l'intellectuel en voyage, le lecteur, sillonnant ces délicats fragments nippons comme on trace au râteau des lignes sur le sable d'un jardin zen, s'interroge : Roland Barthes, bien qu'il s'en défende, ne cède-t-il pas, comme les romantiques du XIXème siècle, De Nerval à Delacroix, aux sirènes de l'orientalisme ? Il nous faudrait peut-être pour y répondre un « Empire des signes » inversé, d'un Tokyoïte à Paris...

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