Citations sur Quelques pas hors des cases (13)
J'avais échafaudé le fantasme de l'emmener ici, chez elle, une dernière fois. J'imaginais, comme dans le film japonais La balade de Narayama, être le fils accompagnant sa mère en haut d'une montagne pour mourir. J'aurais, le matin avant de partir, empli mes poches de barbituriques. Et arrivés aux Sauches, nous nous serions assis sur l'air devant sa maison, nous aurions déjeuné, je lui aurais raconté une histoire, elle ne l'aurait pas comprise, son cerveau n'accrochait plus rien Ensuite, après l'avoir embrassée et embrassée encore, je lui aurais fait avaler les cachets. Je ne l'ai pas fait, elle est morte à l'hôpital, ce fut lamentable.
À un jeune Soudanais dont je faisais le portrait, j'ai demandé : "Quand débarquant du bateau tu as mis le pied sur la plage italienne, tu as pensé quoi ?" Sans hésitation, il m'a répondu : "C'est mieux d'avoir la mort devant que derrière."
Regarder une chaîne de montagne, c'est un peu comme être dans une bibliothèque. Je suis attiré par les livres que je ne connais pas encore, par l'immensité de la culture cachée sous les couvertures que, pour la plupart, je n'ouvrirai jamais. C'est pareil avec la quantité des monts au-devant de moi.
Mon désir est d'aller là, là, là pour apprendre ce que contient celui-là, celui-là, celui-là. Et si j'allais là-bas, je ne serai pas rassasié. Chaque tournant donne sur un autre tournant, chaque montagne sur une suivante, chaque livre appelle une nouvelle lecture.
Vivre longtemps oblige à dire adieu de plus en plus souvent.
Bientôt je vais mourir, insatisfait. Je n’aurai pas écrit tout ce que je veux encore dire, pas peint toutes les œuvres qui sont en moi, pas lu tous les livres, pas traversé tous les cols. C’est le lot de tout le monde, je sais, mais comme pour tout le monde, ça ne me console pas.
Je marche dans les traces des autres, et j'en ajoute une. Je suis responsable de celle-ci, elle va s'inscrire dans le devenir des humains.
L’humanité s’obstine à nier la réalité, on mange, on dépense, on bouge dans du virtuel. Comme des canards qui courent encore alors qu’on leur a coupé la tête. […] Mon optimisme renaît quand j’écoute mes petits-enfants me parler de ce qu’ils veulent dans leur devenir, quand je vois dans la rue des gamins se tenir par la main.
Je rêve d'un monde dans lequel les sociétés prendraient le temps de se retourner sur leurs parcours, leurs chemins, comme peut le faire le marcheur dans sa randonnée. Alors les hommes pourraient retrouver leurs rêves et s'inscrire dans l'éternité.
Quand je dessine un arbre, j'ai la sensation de toucher à son être. Peut-être parce que le pinceau me met en relation directe avec son vivant. J'oublie son nom. Mes yeux se posent sur la surface de son écorse, ses branches, ses feuilles, je ne fais pas que recopier, je vais plus loin, c'est comme si les poils du pinceau pénétraient en son intériorité.
[...] Un jour peut-être, après ma mort, mes atomes se répandront dans ses racines, peut-être alors je le comprendrait vraiment.
Peut-être que cette conscience m'est venue avec le temps, peut-être qu'il m'a fallu consacrer ma vie au dessin, à l'écriture, pour comprendre que partir en balade, c'est commencer une oeuvre d'art.