Voici un très joli roman graphique naît de la collaboration entre la célèbre auteure de littérature policière
Fred Vargas et l'un des pionniers de la bande dessinée alternative, le dessinateur
Edmond Baudoin.
Tous deux avaient déjà brillamment travaillé ensemble une première fois sur l'album «
Les quatre fleuves ». Ils réitèrent de nouveau l'expérience avec «
le marchand d'éponges », une adaptation de la nouvelle « Cinq francs pièce » tirée du recueil «
Coule la Seine » de
Fred Vargas.
Couché sur une bouche de métro, bien enroulé dans son duvet, Pi, un SDF, s'apprête à passer la nuit dehors auprès de son unique compagnon de route, un caddie rempli d'éponges trouvées dans un hangar désaffecté, que le vieux clochard tente tant bien que mal de vendre pour subsister.
Mais voilà qu'il assiste au meurtre d'une femme en manteau de fourrure blanc, croisée quelques instants plus tôt sur le trottoir ! L'assassin n'a pas soupçonné sa présence, « pour une fois, cette atroce transparence qui échoit aux sans-grades lui avait sauvé la peau ». Il n'empêche que Pi devient le seul témoin d'un crime « important » intéressant grandement les hautes sphères.
« Il y a un homme dans la merde qui sait des tas de choses et une femme dans le brouillard avec trois balles dans le corps. »…
Lorsqu'il interroge le vieux clochard, le commissaire Adamsberg, chargé de l'enquête, se rend vite compte que derrière le bonhomme difficile à faire collaborer, buté et renfrogné, se cache un type seul que la vie n'a pas épargné, un homme en mal d'écoute qui survit dans la rue depuis dix ans déjà.
« Il ne s'occupera de nous que lorsqu'on s'occupera de lui »… Parce qu'il croit sincèrement que « toute vie vaut toute vie », le flic aux méthodes originales noue alors avec le vieil SDF une relation de confiance, d'échange et d'écoute, qui l'amènera à résoudre l'affaire mais surtout à faire naître un peu d'espoir au fond du coeur de Pi.
Contrairement aux autres oeuvres de
Fred Vargas («
Pars vite et reviens tard », «
L'armée furieuse »…) mettant en scène le commissaire Adamsberg, l'intrigue policière n'est ici pas des plus importantes. Elle sert uniquement de support à la rencontre entre le vieux sans-abri taciturne et le héros récurrent de l'auteur, Adamsberg le flic désinvolte, sympathique et compréhensif.
Dans ce vaste paysage de solitude urbaine qu'est la ville de Paris, le face-à-face entre les deux hommes devient une parenthèse atemporelle et réconfortante qui se façonne sous le trait épais et charbonneux du dessinateur Edmond Baudouin.
Si au départ l'on a une impression d'un crayonné compact, dru et touffu devant les dessins tout en noir et blanc de Baudoin, très vite cette impression cède la place au sentiment que l'on a affaire à un artiste d'exception, capable en quelques traits de faire vivre, respirer, vrombir la capitale en en restituant admirablement bien l'ambiance belle et sombre. A ce sujet, la suite d'interrogations de l'artiste qui compose la deuxième partie de l'ouvrage, offre un éclairage très intéressant sur le regard du dessinateur, son questionnement personnel, son cheminement pour faire naître les émotions.
Les personnages, quant à eux, interpellent par le réalisme de leur expression ; le faciès largement marqué de Pi le clochard et la bienveillance du regard d'Adamsberg sont saisissants de réalité et d'une présence physique qui captive aisément le lecteur.
Référence en matière de bandes dessinées alternatives, Baudoin a fait du travail en noir et blanc son credo artistique, une magie sans cesse renouvelée. « le blanc renvoie toutes les couleurs. le pinceau fait une tâche, c'est le début du trait. le noir aspire toutes les couleurs, c'est un trou noir. Mais ce qui est magique, c'est le trait blanc qui apparaît entre les deux traits noirs. Je n'ai pas de maîtrise du trait blanc. C'est l'espèce de bonheur que donne le dessin. A chaque fois, c'est comme une promenade dont je ne connais pas la suite."
L'émotion et la poésie émanent de chaque planche regardée et particulièrement des paysages urbains qui, parmi tout ce blanc et ce noir, sont de façon étonnante empreints de lumière. Une luminosité douce qui se diffuse au coeur de notre oeil pour mieux nous capturer.
Car Baudoin ne se contente pas de dessiner. Avec son pinceau, il essaye avant tout « de dire »….dire la ville, les toits, les banlieues, les rues…dire l'ennui, la solitude, les gens…
Délié, dépouillé, japonisant, ou à l'inverse, frénétique, hachuré, vibratoire, le trait du dessinateur
Edmond Baudoin sert remarquablement cette histoire de solitude urbaine de la romancière
Fred Vargas.