Lorsque j'ai été percutée par la beauté des Fleurs du Mal au lycée, La Charogne est le poème du recueil qui m'a le plus fascinée, sidérant de violence inattendue dans les mots d'un poète qui,s'adressant à son amante, lui prédit d'être une jour, elle aussi, mangée par une vermine qui la couvrira de baisers.
Dans ce roman en vers libres, absolument éblouissant,
Clémentine Beauvais, donne une voix à la charogne, incarnée sous les traits de Grâce. Elle raconte sa vie à Jeanne Duval, la muse de
Baudelaire, lorsque celle-ci rencontre sa carcasse pourrissant au détour d'un sentier. L'auteure s'empare du duo Grâce – Jeanne avec une liberté formelle vivifiante. le récit de poésie narrative ne s'enferre jamais dans un genre, rebondit dans plusieurs. Un anti-sclérose littéraire, tour à tour poétique, théâtral, sociétal, graphique, porté par une écriture savoureuse, à la fois lyrique et crue, narquoise et puissante. le travail sur la langue est remarquable, emplie de sensations, d'images, jouant sur le placement des mots sur la page sans que cela ne sente la pause ou la facilité.
Le texte, découpé en lieux ( « détour d'un sentier », « montagne », « ravin », « tout un monde lointain », « rue de la femme sans tête » etc ), choisit de mettre
Baudelaire en retrait pour placer sous la lumière les deux femmes, Grâce et Jeanne. Superbe choix, politique, féministe, qui accouche d'une réflexion très générale sur la condition féminine.
On est très loin des muses du XIXème siècle à l'image figée par le regard masculin des grands artistes. le destin tragique de Grâce, couturière, prostituée, chirurgienne d'instinct, avorteuse puis tueuse, embrasse son désir d'émancipation et les difficultés auxquelles se heurte sa condition sociale défavorisée. Elle évolue avec les conditions de liberté qui lui sont données, minimales. le corps féminin est au coeur de ses tensions, jusqu'à sa putréfaction impudique, au détour d'un chantier.
Pour autant, jamais
Clémentine Beauvais ne tombe dans le manichéisme et présente ses personnages féminins avec toutes leurs intrications contradictoires, leur violence aussi. La sororité, elle-même, n'est pas glorifiée comme une utopie souriante mais décrite dans sa complexité, les femmes sachant se faire les bourreaux de leurs consoeurs lorsqu'il faut rentrer dans la norme.
Cette revisite audacieuse, créative et originale du poème de
Baudelaire m'a immédiatement plu, dès les premières pages qui m'ont bousculée et touchée , parlant aussi bien à l'intellect qu'au coeur. Réjouissant !
Ps : ce texte est le sixième publié par la collection Iconop ( dirigée par
Cécile Coulon et
Alexandre Bord ), projet littéraire fort excitant des éditions L'Iconoclaste mettant à l'honneur d'une poésie contemporaine sans entrave.