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Critique de HundredDreams


« Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. »
Claude Lévi-Strauss

Mon chemin de lectrice n'aurait sans doute jamais croisé celui de Mathieu Belezi sans plusieurs billets d'ami.es babeliotes qui ont retenu mon attention. Je ne peux que les remercier pour cette lecture percutante qui m'a emportée dans l'enfer de la colonisation française de l'Algérie au 19ème siècle.
Je ne savais absolument rien de cette partie de l'Histoire, la lecture sert aussi à cela : apprendre, comprendre.

De format très court, ce n'est pourtant pas un roman qui amène une respiration entre deux gros livres. En effet, l'auteur réussit à déclencher dès les toutes premières pages de très fortes émotions. Je dirais même que le récit m'a empoignée, bouleversée.
Je n'ai pas pu lire ce roman d'une seule traite malgré la petite centaine de pages, tellement il m'a touchée et retournée.

*
Ce roman choral donne la parole d'une part, à Séraphine Jouhaud, une française venue en Algérie avec sa famille et d'autres colons pour fonder une colonie agricole ; et d'autre part, un soldat dont nous ne connaîtrons jamais le nom, qui, appartient à un groupe de militaires chargé de pacifier la région et apporter la « civilisation » à ces « peuples barbares ».

« Je les connais vos guenillards, vos hyènes aux chicots sanguinaires qui égorgent mes pauvres soldats venus de France tout exprès pour le pacifier votre foutu pays, pour le nettoyer de sa vermine, nom d'un bordel ! et c'est comme ça que vous nous remerciez ! »

J'ai trouvé ces deux récits très différents.
Séraphine retrace son épuisant parcours depuis la France, laquelle leur a offert des terres algériennes pour s'installer et démarrer une nouvelle vie pleine de promesses. J'ai ressenti ses espoirs d'une vie meilleure, très vite remplacée par la fatigue du voyage, l'inquiétude face à la tache colossale de cultiver des sols ingrats, l'appréhension devant les nombreux dangers, réels et potentiels, auxquels elle et les siens vont devoir faire face.
Car le paradis qu'on leur a promis va très vite se transformer en enfer. Une image me vient à l'esprit, celle du tableau de Théodore Géricault, « le radeau de la méduse » : les colons deviennent des naufragés ballotés sur les terres hostiles d'Algérie, endurant un climat particulièrement rude, attentifs aux bêtes sauvages, craignant les maladies et les attaques de la population locale.
Je me suis sentie proche de Séraphine, j'ai eu de l'empathie, détectant très vite les fêlures qui se dessinaient dans son coeur, repérant les éclats de joie et de certitude qui s'écaillaient et sautaient jusqu'à laisser sourdre une plaie béante, une tristesse indicible.

« Et puis, parce que tout doit être oublié ou pardonné dans cette vie, nous avons fini par enfouir bien au fond de nos entrailles nos peines les plus vives, celles qui jamais ne s'éteignent, et poussés par cet inexplicable instinct de survie nous avons recommencé à nous battre contre le soleil, contre la terre revêche, contre ces Arabes jour et nuit à l'affût et qui n'attendaient que le moment propice pour nous sauter dessus et nous écharper »

Le récit du soldat est tout autre.
C'est un récit d'une extrême brutalité et qui met vraiment mal à l'aise face à la barbarie de ces soldats français qui arrivent en conquérants, en despotes, sûrs de leur bon droit et de l'approbation du gouvernement français, tuant, violant, détruisant tout sur leur passage.
Le soldat répète inlassablement « Nous ne sommes pas des anges ». Et c'est rien de le dire !
Mais l'inhumanité appelle l'inhumanité.
La souffrance appelle la souffrance.
Le sang appelle le sang.
La mort appelle la mort.

« oui, nous sommes sûrs que vous êtes fier de nous, capitaine
et quand nous passons à travers les portes défoncées pour retrouver l'air libre et le soleil, quand le silence retombe sur nos épaules qui fument, quand notre coeur s'ébroue dans nos poitrines noyées de sang ennemi, c'est alors que l'envie nous vient de sortir les pipes, de les bourrer jusqu'à la gueule, d'envoyer dans nos poumons une charge de tabac à nous faire péter la cervelle, ça vaut tout l'or de ce foutu monde ces moments-là, et ceux qui ne fument pas s'en vont tranquillement égorger les ânes et ce qui leur passe sous la main, une brebis, des poules, un chien boiteux qui n'a pas le temps de s'échapper »

Donc deux voix, deux points de vue.
Et face à leur regard sur leur monde, leur temps et leurs actes, notre regard de lecteur deux siècles plus tard. Avec le recul de l'histoire et du temps qui passe, on peut s'interroger sur l'ignorance, la naïveté ou l'inconscience des uns, et les actes ignobles et honteux des autres.

Comment des familles françaises peuvent-elles s'installer en toute quiétude sur des terres qui ne leur appartiennent pas et penser pouvoir vivre en paix du fruit de leur travail ?
Comment comprendre l'attitude des soldats et cette vision de la pacification par la violence et l'oppression ?

La conquête de l'Algérie a été d'une intense brutalité, entre massacres de la population, viols, destructions de récoltes, spoliations des terres, pillages des villages. En prêchant l'agression et l'occupation forcée au nom de la civilisation des peuples autochtones, il n'est pas étonnant que cette violence extrême ait semé les graines de la rancoeur, de la haine et de la révolte.

*
L'écriture de Mathieu Belezi est très belle, lyrique et tendue, poétique et crue, emplie d'amour et de haine, de sauvagerie et de colère, de survie et de mort. Elle est incisive, amère, vive et tranchante, disséquant sans faux-fuyant les émotions des personnages, excisant avec une profondeur poignante et affligeante, l'indicible, l'indescriptible.

Mathieu Belezi trouve les mots qui racontent ces destins pris dans l'engrenage de l'Histoire et de ses intempéries.
Les mots martèlent, ils sont comme des coups de marteau, des coups de poing, des coups de scalpel, des coups dans le coeur. Et les mots font mouche. Imagés, d'une justesse incroyable, ils ont laissé des scènes éprouvantes dans mon esprit.
A travers la cruauté et les larmes, j'ai ressenti la colère, la rage, « le bruit et la fureur », la douleur, la peur, le désespoir. Et malgré la chaleur éblouissante et écrasante de ce soleil algérien, je n'ai vu que la noirceur de la terre que l'on saccage et qui finit par accueillir dans ses profondeurs les restes de cette lutte à mort.

« Ça veut dire que nous serons sans pitié, nom d'un bordel ! ça veut dire que nous n'hésiterons pas à embrocher les révoltés un à un, à brûler leurs maisons, à saccager leurs récoltes, tout ça au nom du droit, de notre bon droit de colonisateurs venus pacifier des terres trop longtemps abandonnées à la barbarie, comprenez-vous bien, soldats, ce que cela signifie ? »

Et puis, l'auteur égratigne la ponctuation, enlevant les points, les majuscules. Cela donne l'impression d'un long monologue.

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Pour conclure, ce roman est excessivement réaliste, dur, souvent éprouvant pour décrire la barbarie de la colonisation française en l'Algérie et il n'épargne personne, ni les colons, ni les colonisés.
Le style allégé de la ponctuation classique, sous forme de flux de conscience, est très original et marque le récit par l'atmosphère accablante qu'il suscite.
Un petit roman à lire pour découvrir l'envers de la colonisation.
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