VLEEL 231 Rencontre littéraire avec Mathieu Belezi, Le petit roi, Le tripode
et puis, parce que tout doit être oublié ou pardonné dans cette vie, nous avons fini par enfouir bien au fond de nos entrailles nos peines les plus vives, celles qui jamais ne s'éteignent
je m'efforçais de croire que tout ça n'était qu'un mauvais rêve, et que pour en sortir il me suffisait de rejeter les draps qui me couvraient et le cauchemar prendrait fin,
et ce bonheur qui nous tombait dessus sans crier gare m’a fait peur, d’un coup je me suis sentie frissonner, vaciller
oui, il fallait que je me reprenne, que je retrouve la volonté de lutter, si ce n'était pas pour moi qu'au moins je lutte pour mes enfants qui ne demandaient qu'à vivre, qu'à passer ce mauvais cap à l'abri de mes bras de mère qui leur étaient tout autant nécessaires que le ventre d'une chienne pour ses trois chiots.
Comme s’il fallait en passer par là pour sortir de l’enfer
Je vais à l'infirmerie, là où se retrouvent ceux que les maitres ennuient. Après tout, il suffit de peu, des maux de ventre, un filet de sang, et le tour est joué.
J'arpente avec lenteur les couloirs vides, cette paix miraculeuse des collèges pendant les cours, j'entends les oiseaux, le trafic de la rue, et le refrain connu des voix qui instruisent. Je tire vanité du temps que je vole, pendant qu'une infirmière panse ma plaie, déroule son sparadrap autour de mon pouce et me renvoie.
(p. 44)
J'ai tant de raisons de pleurer que je ne pleure pas. On m'a dit que je vivrais deux ans avec mon grand-père, peut-être trois. Qu'ai-je fait pour mériter cet exil ? Je suis enfant et je me crois coupable de tout.
Je voudrais que mes parents soient morts.
Dans le champ gelé que fréquentent les corbeaux je joue l’épouvantail. Debout, le corps camouflé par un sac de pommes de terre percé de trois trous, je me fige les bras en croix. Il fait si froid que j’espère voir le sang cailler dans mes veines.
Le soleil me tourne autour, découpe sur les labours une ombre qui n’est pas mienne, que je viens d’inventer pour le besoin de me faire du mal. Les corbeaux posent un œil méfiant sur mes hardes, sautent sur leurs pattes, croassent, déploient de lourdes ailes pour retomber mollement un peu plus loin. Noirs sans nuance, dans le miroir de ce jour que la terre et le ciel illuminent, ils sont l’expression d’une douleur que je ne peux pas nommer.
je restais à proximité de sa jupe qu’une de ses mains lissait machinalement, je sentais que tout pouvait recommencer, qu’elle n’en avait pas fini avec la haine, que c’était même sans fin
La porte de la cuisine est ouverte, mon bol est sur la toile cirée, quatre tartines beurrées sont empilées à côté de la cuillère. Il n’y a plus de feu dans la cheminée.
- Papé !
J’entends sa voix qui me répond ; lointaine, elle entre par la porte avec les trilles d’oiseaux revenus on ne sait d’où, avec des odeurs grasses de terre et d’eau, et le filet aigre-doux de la rosée.