Citations sur Poèmes (31)
JAMAIS PLUS SEUL...
Jamais plus seul qu'en août :
heure de l'accomplissement - dans les campagnes
les incendies rouges et dorés -
mais où est la volupté de tes jardins ?
Les lacs clairs, les cieux tendres,
les champs propres brillant doucement,
mais où sont victoire et preuve de victoire
de cet empire que tu représente ?
Là où tout se prouve par le bonheur
et échange regards et anneaux
dans l'odeur du vin, dans l'ivresse des choses,
tu sers, toi, l'antibonheur, l'esprit.
UN MOT
Un mot, une phrase - : des lettres montent
vie reconnue et sens qui fulgurent,
le soleil s'arrête, les sphères se taisent,
tout se concentre vers ce mot.
Un mot - un éclat, un vol, un feu,
un jet de flammes, un passage d'étoiles -
puis à nouveau le sombre le terrible
dans l'espace vide autour du moi et du monde.
Requiem (1912)
Deux sur chaque table. Hommes et femmes
croisés. Proches, nus et pourtant sans tourment.
Le crâne ouvert. La poitrine béante. Les corps
enfantent maintenant pour la dernière fois.
Chacun trois jattes pleines : de la cervelle aux testicules.
Et le temple de Dieu et l’étable du Diable
maintenant poitrine contre poitrine au fond d’un baquet
ricanent du Golgotha et du péché.
Le reste dans les cercueils. Rien que de nouvelles naissances:
jambes d’homme, poitrine d’enfant, poils de femme.
J’ai regardé les restes de deux qui naguère paillardaient
ensemble. C’était là comme sorti d’un ventre de mère.
***
Petit aster (1912)
Un livreur de bière noyé fut hissé sur la table
Quelqu’un lui avait coincé entre les dents
un aster couleur de lilas chair et d’ombre.
Lorsque parti de la poitrine
et sous la peau
j’excisai le palais et la langue
avec un long couteau
je dus l’avoir heurté car il glissa
sur le cerveau posé à côté.
Je l’enfouis dans la cage thoracique
parmi la laine de bois
quand on se mit à recoudre.
Bois dans ton vase jusqu’à plus soif!
Repose doucement
petit aster!
***
Belle Jeunesse (Schöne Jugend, 1912)
La bouche d’une fille qui avait longtemps reposé dans les roseaux
Etait si rongée,
Quand on ouvrit la poitrine l’œsophage était si troué.
Enfin dans une tonnelle sous le diaphragme
On trouva un nid de jeunes rats.
L’un des petits frères était mort.
Les autres vivaient des reins et du foie.
Ils buvaient le sang froid ; ils avaient
vécu ici une belle jeunesse.
Ils eurent aussi une mort rapide et belle
On les jeta tous dans l’eau.
Ah, comme piaillaient les petits museaux !
***
Cycle (1912)
La molaire solitaire d’une putain
morte ignorée
était aurifiée.
Les autres dents s’étaient détachées comme sur un accord tacite.
L’employé de la morgue arracha celle-là aussi,
la mit en gage et puis alla danser,
car, dit-il,
seule la terre doit retourner à la terre
Boîte de nuit (Nachtcafé, 1912)
vie et amour des femmes.
Le violoncelle boit vite un coup. La flûte
rote à fond sur trois mesures: le bon dîner.
La batterie finit de lire son roman policier.
Dents vertes, pustules à la figure
fait signe à quelque blépharite.
Graisse plein les cheveux
parle à bouche ouverte sur amygdales
La Foi l’Espérance et la Charité autour du cou.
Jeune goître aime bien cloison nasale cassée.
Il lui paie trois bières.
Sycose achète oeillets
pour amollir double menton.
Si bémol mineur: 35e sonate.
Deux yeux beuglent:
n’éclaboussez pas le sang de Chopin dans la salle,
pour que la canaille traînasse dessus!
Que ça en finisse! Eh, Gigi!…
La porte glisse: une femme.
Désert desséché, brune Chanaanéenne.
Chaste. Une richesse d’enfer. Un parfum vient avec. Parfum à peine.
Ce n’est qu’un doux bombardement de l’air
contre mon cerveau.
Une obésité trotte après.
***
Synthèse (1917)
Silencieuse nuit. Maison silencieuse.
Je suis des plus calmes étoiles,
Je porte ma propre lumière
Jusqu’au bout de ma propre nuit.
Des cavernes, des cieux, de la boue,
Du bétail je suis rentré dans mon cerveau.
Et ce qui s’accorde encore à la femme
Est une sombre et douce onanie.
Je masse le monde. Je râle le rapt.
Et la nuit je roule nu dans la joie:
La force de la mort, la puanteur des cendres
Ne me rejettent pas, Ich-Begriff, dans le monde.
***
Un Mot (Ein Wort, 1941)
Un mot, une phrase -; d’un chiffre se lève
le sens soudain, l’éclair d’une vie,
arrêt du soleil, silence des sphères
et tout prend corps autour de lui.
Un mot – , un éclat, un vol, un feu,
Un jeu de flamme, rayures d’étoiles -,
Et l’ombre de nouveau, immense,
dans l’espace vide autour du monde et de moi.
*
Ein Wort
Ein Wort, ein Satz -: aus Chiffren steigen
erkanntes Leben, jäher Sinn,
die Sonne steht, die Sphären schweigen,
und alles ballt sich zu ihm hin.
Ein Wort – ein Glanz, ein Flug, ein Feuer,
ein Flammenwurf, ein Sternenstrich –
und wieder Dunkel, ungeheuer,
im leeren Raum um Welt und Ich.
Un cadavre chante (Eine Leiche singt, 1912)
Un cadavre chante :
Bientôt me traverseront les champs et la vermine.
La lèvre de la campagne ronge : le mur se fissure.
La chair s’écoule. Dans les tours obscures
des membres, la terre éternelle lance un chant d’allégresse.
Délivré de mes barreaux noyés de larmes.
Délivré de la faim et de l’épée.
Et comme l’hiver les mouettes fuient vers les
eaux douces, ainsi donc : rentré chez moi.
*
Eine Leiche singt
Eine Leiche singt:
Bald gehen durch mich die Felder und Gewürme.
Des Landes Lippe nagt: die Wand reißt ein.
Das Fleisch verfließt. Und in die dunklen Türme
Der Glieder jauchzt die ewige Erde ein.
Erlöst aus meinem tränenüberströmten Gitter.
Erlöst aus Hunger und aus Schwert.
Und wie die Möwen winters auf die süßen
Gewässer flüchten:
also: heimgekehrt.
***