Marie de l'Incarnation est témoin vers la fin de sa vie de la mue de la Nouvelle France, de comptoir au «vivre fort grossier» en «païs de peuplement» fertile et civilisé. Cent fois la petite colonie aurait pu sombrer, sous un raid iroquois ou à cause de la famine, cent fois Marie aurait pu plier bagages pour la France, notamment après le terrible incendie de 1650 (le monastère fût rebâti en 1652). Cent fois les denrées sont arrivées dans un mauvais état, la farine trempée par l'eau de la cale, cent fois les secours ont été perdus en pleine mer. Sait-on combien de fois elle a craint, en sondant le fleuve en septembre pour discerner un vaisseau qui n'arrivait pas, devoir entrer dans l'hiver dans la privation ? Le 15 septembre 1641 (elle a 42 ans), elle conclut sa lettre par un «Si nous vivons l'année prochaine» .
Marie n'est pas une «intellectuelle», et son génie n'est pas celui d'une surdouée de naissance. Elle est un véritable cas de «science infuse», et pour qui «la profondeur de toute science est cachée dans la divine essence qui la communique selon son bon plaisir». Pour elle, la science de l'être est dans l'image de Dieu qui loge au centre de l’âme. Je dis bien : science de l’être ou, pour le dire en ses propres mots, «grâce de sapience» (distinction du bon grain de l'ivraie, reconnaissance du vrai visage de l'amour), et non science de l'avoir (savoir prométhéen et volonté de puissance).
Marie de l'Incarnation et François de Laval furent canonisés en 2014, Kateri Tekakwitha en 2012, Marguerite d'Youville en 1990, Marguerite Bourgeoys en 1982, tandis que la belle Catherine de Saint Augustin, avec sa bouche en cœur et ses lèvres framboise, fut admise dans l'antichambre dorée de la sainteté en 1989 . Gerbe qui s'ajoute à la moisson déjà considérable des martyrs de la Huronie dans les années 1930. Le silence de l’intelligentsia sur cet héritage prodigieux apparaît comme un aveu d'impuissance quant à la possibilité d'introduire le transcendant dans la culture québécoise, et à se hisser en conscience jusqu'à lui à partir de celle-ci.