Citations sur Journal 1942-1944 - Suivi de Hélène Berr, une vie confi.. (100)
1er novembre 1943 : On a parlé des avant-lignes sur le front russe, où l'on aurait employé les déportés à faire sauter les mines.
On a parlé aussi de gaz asphyxiants par lesquels on aurait passé les convois à la frontière polonaise. Il doit y avoir une origine vraie à ces bruits.
Et penser que chaque personne nouvelle qui est arrêtée, hier, aujourd'hui, à cette heure même, est sans doute destinée à subir ce sort terrible. Penser que ce n'est pas fini, que cela continue tout le temps avec une régularité diabolique. Penser que si je suis arrêtée ce soir (ce que j'envisage depuis longtemps), je serai dans huit jours en Haute-Silésie, peut-être morte, que toute ma vie s'éteindra brusquement, avec tout l'infini que je sens en moi.
222 - [p. 209]
Rien ne devient réel avant qu'on en ait eu l'expérience - même un proverbe n'est pas un proverbe avant que votre vie n'en ait donné un exemple. Keats
220 - [p. 212]
25 octobre 1943 : C'est une question qui m'a toujours angoissée, cette différence entre l'actuel et le passé, le passage du présent au passé, la mort de tant de choses vivantes. En ce moment, nous vivons l'histoire. Ceux qui la réduiront en paroles comme Rumelles pourront bien faire les fiers. Sauront-ils ce qu'une ligne de leur exposé recouvre de souffrances individuelles ? Ce qu'il y a eu, en dessous, de vie palpitante, de larmes, de sang, d'anxiété ?
101 – [p. 181]
29 juin 1942 (Hélène porte l'étoile jaune depuis peu) :
En rentrant, en marchant avenue de La Bourdennais, je pensais, je crois, à mes souliers. J'ai eu soudain conscience qu'un monsieur venait vers moi, je suis sortie de ma pensée. Il m'a tendu la main, et m'a dit d'une voix forte : « Un catholique vous serre la main… et puis, la revanche ! » J'ai dit merci, et je suis partie en commençant de réaliser ce qui s'était passé. Il y avait d'autres personnes dans ma rue, assez loin. J'avais presque envie de rire. Et pourtant, c'était chic ce geste.
98 – [p. 86]
Je me suis réveillée angoissée par ce problème de l'incompréhension des autres. J'en suis arrivée à me demander si ce que je voulais n'était pas impossible.
25 août 1943 : … il y a mille raisons qui m'empêchent d'écrire et qui me tiraillent encore à cette heure, et qui m'entraveront encore demain et les autres jours.
D'abord, une espèce de paresse qui sera dure à vaincre. Écrire, et écrire comme je le veux, c'est-à-dire avec une sincérité complète, en « ne pensant jamais » que d'autres liront, afin de ne pas fausser son attitude, écrire toute la réalité et les choses tragiques que nous vivons en leur donnant leur gravité nue sans déformer par les mots, c'est une tâche très difficile et qui exige un effort constant.
Il y a ensuite une répugnance très grande à se concevoir comme « quelqu'un qui écrit », parce que pour moi, peut-être à tort, écrire implique un dédoublement de la personnalité, sans doute une perte de spontanéité, une abdication (mais ces choses-là sont peut-être des préjugés).
40 – [p. 168]
On dépouille avec raffinement les hommes et les femmes de leur pudeur.
"Nous nous reposerons quand nous serons tous morts"
Et si les gens savaient quels ravages il y a dans mon coeur !
Avant, je riais. Maintenant, le sens de l'humour me semble un sacrilège.