Il y avait nombre de livres que je n'avais pas lus, certains dont je ne connaissais que le titre, le nom de l'auteur; enfin il y avait ceux que j'avais lus, en minorité. Comme on a peu lu quand on a beaucoup lu ! Arpenter la bibliothèque d'un autre, c'est traverser un pays dont on connaît la langue mais dont l'étrangeté grandit à mesure qu'on y pénètre.
Pour chaque livre, je m'attardais sur les premières pages, en quête de je ne sais quel indice. L'esprit d'enquête s'était emparé de moi; dès que ma curiosité était satisfaite quant à la nature d'un ouvrage, son titre, son auteur, sa couverture et, par un réflexe professionnel, son éditeur aussi, je cherchais un signe, une signature, une marque ou un sceau avec avidité retenue par la crainte de les trouver. Je pouvais encore espérer et redouter un marque-page de fortune, une adresse notée à la va-vite, une facture... Il devait bien rester quelques alluvions laissés par la vie le long de ce fleuve de pages. Dans quelle bibliothèque le temps n'a-t-il pas glissé un papier griffonné, une lettre oubliée, un pétale pâli, ou quelque autre trace?
Mais lire, lire est sans partage, lire est exclusif; l'esprit est occupé, les mains sont occupées; aucune parcelle de notre être ne peut s'évader pour porter son attention ailleurs. Il n'y a pas plus contraignant que cette activité à laquelle rien n'oblige.